LE PASSAGE DE LA « BEILLE »
Parmi les agréables et déjà lointains souvenirs de mon enfance, il en est un auquel je trouve une saveur toute particulière et que je me plais à évoquer : c’est le souvenir du passage des « beilles ».
Nous appelons « beilles », dans mon pays de la Drôme, ces innombrables troupeaux de bêtes à laine qui descendent à chaque automne des hautes montagnes de notre Dauphiné, vont dans les plaines de la Crau, pour y paître l’herbe hivernale, et remontent au retour de la saison nouvelle vers les pays hauts pour y estiver.
Vous, enfants de Paris et des grandes villes qui n’avez jamais vu ces immenses migrations étant tout petits, ne lisez point les lignes qui suivent; ce n’est pas pour vous qu’elles ont été écrites, et vous ne les comprendriez point.
La « beille » annonçait sa venue à deux lieues à la ronde par le dindement des sonnailles et des grelots, et nous, moutards, nous accourions en hâte de toutes parts, pour assister au défilé.
En tête de la colonne, les ânes marchaient, pesamment chargés des ustensiles de cuisiné et du matériel de campement. Ensuite, s’avançaient les vieux boucs, avec leurs grandes cornes et leurs longues barbes; ils portaient haut la tête, faisaient sonner en cadence leurs clochettes, et, parfaitement convaincus de leur importance, ne regardaient personne le long des chemins. Puis, venaient les chèvres et les jeunes boucs. Puis, les béliers à tête vénérable; enfin, l’immense multitude des brebis et des moutons, chacun portant un signe cabalistique sur sa toison noire et dure comme une carapace de tortue. De loin en loin, dominant la foule des animaux, les pâtres, colonels ou généraux de cette armée, cheminaient d’un pas lent et grave, armés de leur bâton noueux. De loin en loin aussi marchait un âne porteur de grandes mannes d’osier, desquelles émergeaient les têtes un peu effarées, mignonnes ; et gracieuses, des agneaux nouveau-nés ; les mères formaient tout autour un tumultueux cortège répondant par des bêlements caressants et anxieux aux plaintes chevrotantes de leurs petits.
Parfois, les rangs s’éclaircissaient, le défilé paraissait prêt de finir; mais, soudain, surgissaient à l’horizon de nouveaux groupes de boucs ou de béliers, et derrière eux arrivaient à la rescousse d’autres bataillons, masses compactes de moulons et de brebis.
L’interminable colonne passait pendant des heures, et nous assistions à ce spectacle, ravis, bouche béante; nous eussions voulu qu’il durât toujours. Comme ils nous inspiraient du respect, ces vieux ânes blanchis par le hâle, avec leurs têtes pendantes sous le poids de la sonnaille et leurs oreilles brisées ! Combien ils étaient différents des vulgaires bourricots que nous pouvions voir chaque jour ! Et ces boucs à la barbe superbe, si magnifiquement encornés, qui avaient exploré tant de pays lointains et inconnus. Comme ils excitaient notre admiration!
Et les grands chiens fermant la marche et formant l’arrière-garde du troupeau qu’ils étaient beaux, dans leur tranquille démarche, avec leurs bonnes grosses têtes intelligentes et leurs yeux doux. Comme nous nous trouvions petits en face de ces héros, armés de colliers hérissés de pointes de fer, qui avaient lutté avec le loup! Le loup, bête fantastique .dont-nous n’aurions pas même osé prononcer le nom dans l’obscurité, et que notre imagination d’enfant grandissait dans d’effrayantes proportions. Et le « bayle », chef suprême de tous qui commandait aux ânes et aux boucs, aux chiens et aux bergers ! Comme il nous apparaissait magnifique dans sa toute-puissance avec sa barbe grise, son chapeau rond à larges bords, sa culotte courte et ses guêtres, son long manteau et son bâton, plus grand et plus gros que celui des pâtres. Nous nous précipitions sur son passage pour le voir de plus près, et celui de nous qui, parvenant à attirer son attention, obtenait de lui une bonne parole ou simplement un regard, était honore entre tous, et l’on en gardait le souvenir pendant des mois.
Le spectacle du passage de la « beille » avait pour nous un attrait si puissant que, lorsqu’il était terminé, nous voulions le voir encore, et que les mamans avaient fort à faire pour nous empêcher d’émigrer à la suite des troupeaux. Beaucoup d’entre nous, Méridionaux, se souviennent d’avoir caressé une délicieuse chimère, dans leur enfance : l’ambition secrète d’arriver à être pâtre un jour.
Martial Moulin
Texte de Martial Moulin paru dans « La Revue des journaux et des livres » en 1886