Un prophète de six ans à Espluche
Agé de six ans, le petit prophète de Rochefort attira en 1807 des centaines de fanatiques pour creuser la montagne de Montceau à la recherche du corps d’une sainte mystérieuse.
Voilà quelques temps que des dizaines de Rochefortins habités d’une frénésie proche du fanatisme quittaient chaque jour le village dans le sillage d’un enfant de 6 ans porté par sa mère pour gagner les hauteurs d’Espeluche. Armés de pelles et de pioches. ils se rendaient d’abord chez le jeune prophète touché par la grâce divine, écoutaient ses oracles puis le suivaient dans la montagne de Montceau. En plein mois de mars, le travail des champs en pâtissait. Ces pèlerinages quotidiens vidaient fermes et campagnes en une saison où la terre réclamait la sueur des bêtes et des hommes. Tous ces pauvres gens vouaient à cet enfant un véritable culte. Semblable à une lumière d’espoir, il représentait pour eux le seul moyen de leur faire oublier leur dénuement. Il était leur cache -misère en quelque sorte.
Les hommes d’église, quant à eux, étaient partagés sur le sujet les uns y voyaient une diabolique manœuvre de la part d’une mère affamée et désespérée, les autres prenaient l’événement comme la plus sûre façon de conquérir de nouveaux fidèles.
Les premiers temps, nul ne prit garde aux prophéties de l’enfant. Mais le succès aidant, les foules se firent plus nombreuses. Le Jeune prophète devint alors un véritable danger pour les institutions religieuses et les élus municipaux. Rochefort, comme les villages environnants, s’entre – déchirait à un point tel que son maire, Jean – Jacques Aubert, au matin du 28 avril 1807, prit la plume et rédigea une lettre au sous-préfet de Montélimar :
– Depuis quelques jours, un enfant de Rochefort, figé d’environ 6 ans, vient d’attirer l’attention publique en se faisant passer pour prophète et en annonçant la découverte qu’on doit faire d’une prétendue sainte sur la montagne de Monceau, territoire d’Espeluche. Ses prédictions auxquelles la crédulité publique s’abandonne avec facilité ont attiré et attirent journellement un grand nombre d’habitants de plusieurs communes qui viennent interroger cet enfant. Il a même été déjà fait un creux assez profond à l’endroit qu’on prétend avoir été indiqué par l’enfant. renfermant la sainte qu’il annonce. Je m’empresse, monsieur le sous -préfet, de vous transmettre ces renseignements afin que vous me prescriviez la conduite que je dois tenir pour prévenir des événements qui ne tourneraient qu’a l’avantage du fanatisme.
Cette missive ne surprit pas le sous-préfet Joseph Gaud-Roussillac qui disposait depuis le 27 mars 1807 d’un rapport établi à sa demande par le lieutenant Lamotte de la gendarmerie impériale de Montélimar. Sur cette affaire, il en savait donc bien davantage que le maire de Rochefort. Toutefois, l’inquiétude de ce dernier lui fit à nouveau prendre conscience du danger latent que représentaient la mère et l’enfant prophète. Feuilletant rapidement le rapport, il s’en remémora les principaux passages.
Sur la montagne de Montceau à Espeluche où subsistaient les vestiges d’une ancienne chapelle. une femme de Rochefort, dont le nom n’était nulle part mentionné, portait chaque jour dans ses bras son enfant estropié et de très faible santé pour le déposer à même le sol près des murs en ruines. Au début, en mars 1807, la mère ne s’adressa qu’a une poignée de paysans puis le cercle des auditeurs s’agrandit jusqu’à devenir véritable foule. A chaque fois, la mère répétait que son fils lui avait dit qu’en fouillant les ruines, on trouverait le corps d’une sainte.
Voulant en avoir le cœur net, le lieutenant Lamotte, accompagné de deux gendarmes et de François Grosset, maire d’ Espeluche, se rendit chez la veuve Castain où se trouvaient de passage la mère et l’enfant. La première apprit aux enquêteurs qu’il chaque fois qu’il venait à Espeluche, son fils lui montrait la montagne de la main en déclarant qu’une sainte y gisait. Le lieutenant voulut alors faire parler le jeune prophète. Avec un étonnant vocabulaire pour un enfant de cet âge, fi déclara, usant d’une petite voix rauque :
– Ce sont des âmes qui m’inspirent. La sainte est là – haut depuis cent – deux ans. On découvrira ses reliques dans cinq jours.
Puis, malgré les questions, l’enfant s’enferma dans un brutal mutisme comme s’il avait perdu subitement Lusses de la parole. Le lieutenant s’adressa alors à la veuve Castain pour savoir ce qu’elle pensait de la prophétie de l’enfant. Fouillant sa mémoire, elle se mit à réciter un texte aux allures de légende :
– Le bruit ancien, murmura – t – elle, disait que trois sœurs habitaient sur des hauteurs, la première sur la montagne de Montchamp, la deuxième sur celle de la Lance en face de Venterol et la troisième sur celle de Monceau. Par le moyen de lumières qu’elles éclairaient la nuit, elles conversaient et savaient notamment l’état de leur santé. tl est bien possible que celle de la montagne de Montceau y fut ensevelie, ce qui donne lieu à croire que cet enfant est Inspiré par la Divinité.
A la mi-journée, les enquêteurs frappèrent à la porte du presbytère où logeait Pierre-Joseph Cal leman-Dautane. curé d’Espeluche. Ce dernier était en train de dîner avec le sieur Estran de la Combe d’Allan et le sieur Laurent Firilon. L’abbé jugea cette affaire pernicieuse et susceptible de discréditer l’Eglise. Prévenant les questions du lieutenant, il avoua avoir déjà mené ses propres investigations :
– Je suis allé à Montceau où j’ai trouvé plusieurs personnes creusant près des vestiges de l’ancienne chapelle. On m’a présenté l’enfant et je l’ai écouté parler. Je me suis bien vite aperçu qu’il ne disait que ce que sa mère lui faisait dire. Après une messe dite en l’église d’Espeluche. je suis monté en chaire pour tenter de détromper tous mes paroissiens coupables de trop grande crédulité.
Un dialogue s’instaura. Au fil de la conversation, le lieutenant Lamotte ressentit la curieuse impression que le curé d’Espeluche ne semblait pas étranger à ce qui se passait et qu’il ne souffrait pas trop que de tels abus aient lieu dans sa petite paroisse.
Le soleil était déjà bas quand les gendarmes se rendirent à Montceau où ils découvrirent deux trous faits l’un près de l’autre, à même le roc, d’une profondeur de 12 pieds (environ 4 mètres) pour un diamètre de 6 pieds (environ 2 mètres). Ailleurs, la foi déplaçait les montagnes, ici le fanatisme perçait la pierre la plus dure.
En redescendant, les trois gendarmes croisèrent le garde forestier particulier de monsieur La Bruyère de Montélimar. L’homme décrivit fidèlement ce qu’il avait vu à Montceau dimanche dernier :
– Des gens. Il y en avait partout ! L’enfant est arrivé dans les bras de sa mère. On l’a descendu dans l’un des deux trous et j’ai entendu sa petite voix dire en patois que c’était là qu’il fallait creuser pour trouver la sainte. Quand on l’a sorti, des hommes ont donné des pièces d’argent à sa mère. Alors l’enfant a dit à sa mère : il ne faut pas garder cet argent, il faut en faire dire des messes pour les âmes du purgatoire. Puis tout le monde s’est dispersé sauf quelques – uns qui se sont mis à creuser.
Avec cet ultime entretien s’achevait le rapport. Le sous-préfet referma le document. Le lieutenant Lamotte avait fait là de l’excellent ouvrage mais quelle suite pouvait – il à présent lui réserver ? L’affaire prenait de l’ampleur mais la religion était un sujet si délicat qu’un fonctionnaire de province se devait de l’aborder avec prudence, faute de quoi il risquait d’encourir les foudres de l’évêque François Bècherel.
Un courrier du 28 mai 1807 rappela au sous-préfet l’urgence des mesures à prendre pour qu’un simple trouble ne devienne pas émeute. Dans sa lettre, François Grosset, maire d’Espeluche, lui signifiait son désespoir de voir cette folie collective s’amplifier alors que pourtant la prophétie de l’enfant s’était avérée inexacte. Le maire avait du mal à appréhender l’événement :
– Les trous se font plus profonds mais la dépouille de la sainte reste toujours introuvable. Le 24 mai, l’enfant a eu une nouvelle vision, déclarant qu’il fallait creuser dans un caveau près de la chapelle. Ce qui fut fait mais en vain. Une foule compacte composée essentiellement de gens de Montélimar est venue encore emplir les lieux les 27 et 28 mai. C’est à n’y rien comprendre. Malgré l’échec des fouilles, la ferveur de ces gens n’a pas diminué d’une seule prière.
Le jour même de la réception du courrier du maire d’Espeluche, le sous -préfet écrivit une nouvelle fois au préfet de la Drôme en s’étonnant » de n’avoir reçu jusqu’à présent aucun avis officiel sur cette affaire. De toute évidence, le préfet Marie-Louis Descorches de Sainte-Croix, très embarrassé, préférait ne pas prendre parti et laissait carte blanche à son subalterne montilien. La hiérarchie sait parfois se réfugier dans des solutions faciles et peu courageuses, se mettant ainsi à l’abri d’éventuelles éclaboussures en laissant monter en première ligne des fonctionnaires chargés de responsabilités qui, traditionnellement, ne leur incombaient en aucune manière.
Mais Joseph Gaud-Roussillac était du genre coriace et tenace. 11 savait qu’à force d’écrire à son préfet, il finirait par obtenir une directive écrite. Dans la première partie de sa lettre, il mit en exergue le rôle capital joué par la mère du prophète :
– Il me parait que la mère de l’enfant qu’on veut faire passer pour inspiré a trouvé là le moyen de se forger une petite rente. Cette femme, jeune, jolie et adroite, ne passe pas pour être de bonnes mœurs…
Dans les phrases suivantes, il n’épargna pas non plus le curé d’Espeluche :
– Je ne prétends pas inculper le desservant mais il me semble qu’il aurait dû donner avis à Monseigneur l’évêque de tout ce qui s’est passé. L’opinion publique ne le croit pas étranger à cette aventure sur laquelle il a prêché, disant qu’il ne fallait pas ajouter une foi aveugle aux paroles d’un enfant mais que cependant tout était possible à la Divinité.
En conclusion, le sous-préfet fit comprendre à demi-mot à son supérieur que l’affaire prenait mauvaise tournure et qu’elle dépassait le cadre paroissial :
– Quelques personnes ont été injuriées en manifestant une opinion contraire aux révélations du petit garçon. Je pense que c’est une fraude pieuse imaginée pour estorquer de l’argent et des provisions. Dimanche dernier encore, une vingtaine de carrioles ont quitté Montélimar pour Monceau, pleines de dévots, de dévotes, de provisions et de cierges.
Maintenant directement concerné puisque le fanatisme avait gangrené sa ville, le sous-préfet tenta d’enrayer le phénomène. Avec le sage appui du curé de Montélimar, l’abbé Jérôme Lachère, il fit pression sur le prêtre d’Espeluche mais rien n’y fit. Offrandes et grandes messes continuaient d’aller bon train. L’église d’Espeluche ne désemplissait pas, ce qui faisait le bonheur du curé Calleman- Dautane. A Montceau, dans une foule sans cesse plus massive, c’était la mère du prophète qui exultait intérieurement. Les pièces d’argent tombaient dans son escarcelle, aussi serrées que les gouttes d’eau d’une giboulée de mars. Dans les rangs des partisans du prophète comme dans ceux de ses adversaires, la fièvre montait, ce qui décida le sous-préfet à reprendre la plume le 30 mai 1807 pour traduire en mots son angoisse croissante au préfet :
– Un grand nombre d’individus ont couché la nuit dernière sur la montagne avec le jeune inspiré. La crainte nous étreint. Quant à François Grosset, maire d’Espeluche, il a peur !
Ce dernier prouvant chaque jour davantage son incapacité à maîtriser la situation sur place baissa rapidement les bras, laissant le champ libre aux fanatiques de tout poil. Son incurie fut cependant bien vite comblée par le dynamisme et l’autorité du sous-préfet et du curé de Montélimar qui menèrent conjointement campagne pour démontrer aux gens d’Espeluche, de Rochefort et des communes environnantes que le Jeune prophète n’avait Jusqu’à ce jour accompli aucun miracle. Ce travail de récupération porta ses fruits. La ferveur se ralentit d’autant plus vite que, malgré les prédictions de l’enfant et le labeur acharné de ceux qui creusaient le roc de Montceau, aucune dépouille de la prétendue sainte n’avait été mise à jour. On crut alors le feu de la piété éteint mais le 6 mai 1807, sous l’impulsion du curé d’Espeluche, les braises redevinrent flammes.
Habitué à la foule quotidienne, le curé ne supportait pas de voir son église être désertée et ses revenus diminuer de substantielle façon. Au cours d’un prêche, il annonça à ses paroissiens que la dépouille de la sainte existait bel et bien mais que le prophète la situait désormais ailleurs, du côté du petit village de La -Touche. Les ouailles crédules et disciplinées gagnèrent alors la chapelle toscadine de Notre-Dame-de-Mastaize où, sous l’impulsion du curé et des paroles de l’enfant, prières, pèlerinages et messes reprirent de plus belle.
Fidèle à son habitude dès qu’un nouvel événement se produisait, Joseph Gaud-Roussillac revint une fois encore à la charge par la voie épistolaire pour inciter le préfet à lui répondre. Dans sa lettre, il fit part de deux propositions de décisions susceptibles selon lui de mettre un terme à l’affaire. En premier lieu, il sollicita une intervention de l’évêque pour éloigner au plus t8t le curé d’Espeluche de l’arrondissement de Montélimar. Puis, jugeant que » la mère du petit garçon était une coquine qui méritait punition » , il envisagea l’hypothèse d’une saisine des tribunaux compétents.
Le miracle s’accomplit. Le préfet daigna se manifester pour la première (ois dans cette affaire. Il écrivit aussitôt à l’évêque qui lui répondit par retour du courrier le 8 juin 1807. Pour le prélat, tout ceci n’était que » jonglerie et imposture » , ajoutant qu’une » véritable prophétie devait s’accomplir dans le temps fixé » . Or, le délai de cinq jours fixé par le prophète de Rochefort pour retrouver le corps de la sainte était dépassé depuis fort longtemps. Constatant néanmoins que ce détail ne semblait avoir aucune importance pour les fanatiques. Monseigneur François Bècherel demanda au curé de Montélimar de lui rédiger un rapport.
Pressentant une sanction imminente, le curé d’Espeluche entreprit une habile manœuvre en se rendant le 8 juin 1807 au domicile du sous-préfet. Là, il tenta de se disculper. Bien que n’ayant aucune autorité dans le domaine religieux, Joseph Gaud-Roussillac formula de multiples observations auxquelles le curé Calleman – Dautane répondit de son mieux mais pas assez bien pour convaincre son interlocuteur. Le prêtre assura que ses paroissiens avaient cessé de creuser la montagne et que le village avait retrouvé sa quiétude de jadis.
Une fois l’entretien terminé, le sous-préfet ne fut pas dupe. Les propos mielleux du curé ne le firent pas changer d’avis. Pour lui, l’homme d’église portait de source sûre une large part de responsabilité dans l’avènement du soi -disant prophète. ll n’était pas le seul puisque Jacques Ribot. curé de Rochefort. était lui aussi soupçonné de n’avoir rien fait pour détromper les personnes crédules. Soupçons légitimes car sa servante était du nombre des dévotes présentes régulièrement à Montceau et, de plus, il célébrait lui – même des messes glorifiant le jeune prophète rochefortin. Ce dernier conservait donc de solides appuis, notamment chez les membres du clergé local qui voyait en l’enfant une véritable aubaine.
Le situation se dégrada davantage quand le sous-préfet, las de l’incompétence de François Grosset, maire d’Espeluche, demanda sa révocation au préfet par lettre du 8 juin 1807:
– Le maire d’Espeluche est un homme nul. je vous demande son changement. Il n’y a point de police dans sa commune. Il assemble son conseil municipal pendant la nuit et ne rend aucun compte de ce qui a trait à l’invention de la sainte. Pourtant l’ordre a été troublé, des rassemblements se sont tenus et des fouilles illégales ont été faites sur un terrain communal… j’attends vos ordres et votre réponse aux lettres que rai eu l’honneur de vous écrire.
Mais le préfet était absent et Joseph Gaud-Roussillac en bon fonctionnaire de terrain dut assumer une fois encore des responsabilités que fuyait visiblement son supérieur. Le 23 juin 1807, il ordonna à l’adjoint, le maire d’Espeluche ayant été mis hors circuit, de faire surveiller les personnes qui creusaient encore la terre de Montceau et celle de La Touche et de leur dresser procès-verbal si nécessaire. Les fouilles cessèrent comme par enchantement. Seuls quelques individus vinrent de temps à autre prier au bord des fosses béantes mais tout fanatisme avait disparu. Assuré dès lors qu’il n’y aurait aucune manifestation hostile à son encontre, le sous-préfet en profita pour dénoncer auprès du magistrat de sûreté la mère de l’enfant prophète comme coupable d’escroquerie. Entre – temps, Jérôme Lachère, curé de Montélimar, avait remis avec quelque retard son rapport à l’évêque de la Drôme qui s’indigna de l’attitude de cet enfant de six ans qui, souvent vêtu de noir pour mieux impressionner les foules, ordonnait messes et pénitences dans la chapelle de Notre-Dame-de- Mastaize à La Touche. Le 4 juillet 1807, Monseigneur Bècherel mit fin à cette pratique en interdisant tout culte dans cette chapelle.
Alors que l’affaire touchait à sa fin, le préfet Descorches de Sainte – Croix fit son entrée en scène sous la forme d’une lettre assez ferme adressée le 9 juillet 1807 au sous-préfet :
– Il est temps que toutes ces farces cessent. Vous voudrez bien prendre les mesures nécessaires et, s’il y a lieu, jusqu’à celle extrême de faire saisir la mère et l’enfant pour les faire traduire devant moi par la gendarmerie dans le cas où, après un sérieux avertissement de votre part, la mère ferait encore parler d’elle.
Le préfet s’étonna par ailleurs du silence du magistrat saisi de l’affaire. La justice tardait en effet à faire son office. Le sous-préfet risqua alors une intervention pour accélérer l’instruction du dossier. En vain. Le curé de Montélimar fit la même tentative et obtint semblable résultat. Surcharge de travail ou volonté définitive de ne pas traiter à chaud un dossier aussi brûlant ? Nul ne sait, le magistrat se contentant de dire que » livré à quelque autre affaire, il n’avait pas eu le temps de s’occuper de celle – ci « . Argumentation on ne peut plus vague traduisant un réel embarras du juge.
Comme le mistral à l’approche de la nuit, la ferveur tomba à Rochefort aussi bien qu’à Espeluche, les dévots redoutant le garde forestier et les gendarmes chargés de verbaliser les derniers fanatiques que les prophéties inexactes de l’enfant n’avaient pas réussi à décourager.
La mère et son prophète de fils furent placés sous étroite surveillance. Le 30 juillet 1807, Jean – Jacques Aubert, maire de Rochefort, se rendit à leur domicile. Il y trouva trois individus venus à cheval du département de l’Ardèche pour interroger l’enfant qui ne répondit à aucune question. Les hommes se retirèrent fort mécontents, comme déçus de n’avoir pas pu faire revivre la folle piété de ces dernières semaines. Cet épisode démontra que la mère veillant particulièrement sur les paroles de son enfant avait définitivement cessé d’être l’instigatrice de prophéties et autres miracles. Le cachot la guettait. Et comme aux quatre murs de la prison du château de Montélimar, elle préférait l’air vif des hauteurs de la Valdaine, plus personne ne la vit se mêler d’affaires religieuses.
Pendant près d’une vingtaine de jours, le maire de Rochefort transmit régulièrement au sous-préfet des rapports sur la conduite de ses deux encombrants concitoyens. L’affaire s’acheva à tout jamais le 21 août 1807 lorsque le sous-préfet de Montélimar put écrire au préfet de la Drôme que » le petit prétendu prophète ainsi que sa mère continuaient à mener une vie tranquille et retirée et qu’il n’était plus du tout question de la sainte de Montceau » .
Chacun tira les leçons de cet extraordinaire événement. Comment un enfant de six ans avec seulement quelques paroles avait – il pu meurtrir plusieurs villages, jeter le discrédit sur l’Eglise et ranimer le spectre du fanatisme ? Difficile à expliquer mais le phénomène créé était de belle taille car maires, curés, évêque, fidèles, préfet, sous-préfet, gendarmes, gardes forestiers et juges avaient dû se liguer pour lui faire front et finir par le vaincre. La loi, le bon sens et la culture avaient eu raison du mensonge d’une mère, de la crédulité des dévots et de la cupidité de certains prêtres.
Le sous-préfet retira sa plainte, estimant qu’il était inutile de faire revivre de vieux démons désormais assoupis. Tout le monde y trouva son compte car la véritable culpabilité ne résidait peut – être pas dans la seule attitude de la mère. N’étaient – ils pas coupables tous ces inconnus qui par leur bêtise avaient donné consistance à une énorme duperie ? N’étaient – elles pas coupables ces hautes autorités civiles et religieuses, préfet et évêque, qui par leur négligence et leur manque de courage avaient pris le risque de créer de douloureuses émeutes ? N’étaient – ils pas coupables ces curés de campagne trop contents de pouvoir enfin manipuler les consciences et extorquer les pièces d’argent de ces pauvres gens ?
La justice ne désigna point de coupable mais des sanctions tombèrent toutefois. Le maire et le curé d’Espeluche en furent les victimes. Le premier fut révoqué de ses fonctions et le second déplacé le 23 septembre 1807 dans la paroisse de La Motte-Chalancon. Son successeur, le curé Jean – Antoine Escudier, ne resta à Espeluche que douze petits jours. L’atmosphère était – elle encore trop pesante pour un nouveau prêtre ? Vraisemblablement, car si le culte avait repris dans la plus pure tradition catholique, moult fidèles entendaient encore résonner dans leur tête la petite voix rauque de l’enfant estropié qui, pendant quelques semaines, avait Illuminé leur pauvre existence en leur donnant une raison de vivre sous la forme des dépouilles de la sainte mystérieuse de la montagne de Montceau à laquelle, en cachette, certains continuaient obstinément à croire. Le mensonge s’était embelli, il était devenu désormais histoire merveilleuse. Les légendes ne se forment pas autrement.
Sources : Extrait de » La petite histoire de la Valdaine » de Roland Brolles