Autour de Marc Boegner, jeune pasteur aoustois, de 1905 à 1911


AUTOUR DE MARC BOEGNER JEUNE PASTEUR AOUSTOIS DE 1905 A 1911


(Photo M. Lenoir)

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« Ma première paroisse, celle dont je suis devenu le pasteur dans la fraîcheur de ma vocation, est restée à jamais dans ma vie pastorale, l’objet de mon premier amour » (1)
 
Lorsqu’il arrive en 1905 à Aouste à 24 ans, le nouveau pasteur connaît le village, il y a séjourné plusieurs fois depuis novembre 1898 (1), hébergé par son oncle Tommy Fallot, « il pouvait admirer la Drôme et les montagnes » (2). Lorsqu’il prend ses fonctions, le pasteur Marc Boegner trouve une situation tendue, c’est le moment de la séparation des églises et de l’état, le moment de l’inventaire des biens religieux (3). De même, les relations entre les diverses confessions chrétiennes ne sont pas encore vraiment apaisées. Les protestants sont au nombre de 500 et représentent environ un tiers de la population, une certaine discordance entre protestants et catholiques existe alors, à la fois en ce qui concerne le quartier de résidence et l’emploi, la formation sans parler des mariages. C’est cependant à Aouste que Marc Boegner indiquera plus tard « être né à la vie œcuménique » (1)
 
Toutefois, les diverses parutions de l’hebdomadaire local Le Crestois montrent que la vie communale est alors marquée par les fêtes catholiques comme la Saint-Vincent ou la Fête-Dieu, tandis que l’édition du 19 novembre 1910, elle, dénonce « la supériorité démographique nationale des protestants » (4) !

Marc Boegner est né en 1881, fils d’un préfet d’Épinal, il rêvait d’être amiral. Mais, ne pouvant embrasser une carrière militaire à cause de sa myopie, il passe une licence de droit en 1901, se passionne pour l’hébreu et effectue ensuite des études de théologie protestante, il soutient une thèse de doctorat sur « Le catéchisme de Calvin, études d’histoire et de catéchétique » en 1905. Le ministère de Marc Boegner à Aouste se déroulera de 1905 à 1911 où il succède à son oncle Tommy Fallot décédé prématurément.
 
En rédigeant les premiers chapitres de sa réflexion autobiographique « L’exigence œcuménique, souvenirs et perspectives » publié en 1968, Marc Boegner revient sur l’influence de son oncle, initiateur du « Christianisme social ». Il indique aussi ses impressions : « Voici soixante neuf ans que, pour la première fois, j’arrivais dans cette maison de campagne des Auberts [le pasteur Fallot résidait à Crest jusqu’en 1901 avec l’autorisation du maire et du sous préfet]. Que de découvertes j’y fis, par quoi ma vie et ma pensée furent profondément influencées… » (2). à propos de son oncle, il note : « De ses paroissiens, pour la plupart modestes cultivateurs ou, à Aouste, ouvriers d’une papeterie ou de fabriques de soie, il voulait faire une communauté fraternelle… » (2).
 
Boegner classe les papiers de son oncle ; il est marqué par cette affirmation :

1- « L’Eglise sera catholique ou ne sera pas. »
2- « le chrétien sera protestant ou ne sera pas » 


Il rappellera cette pensée dans deux ouvrages : « La vie et l’œuvre de Tommy Fallot et Tommy Fallot l’homme et l’œuvre. ». Le contact avec les habitants l’aide aussi dans sa formation personnelle : « Que de choses j’ai apprises de ces jeunes paysans dauphinois ! Je m’efforçais de les intéresser aux sujets les plus divers, ils m’apprenaient, eux, à me défaire du langage « livresque » dont Fallot avait lui-même horreur, à converser avec eux dans un langage concret, direct, à pénétrer dans leurs préoccupations, à élargir leur horizon intellectuel et religieux. Oh !… j’ai fait l’apprentissage de ma longue carrière de conférencier. Je suis grandement redevable à mes jeunes amis d’alors des leçons que, sans s’en douter, ils m’ont données dans nos rencontres amicales » (1).
 
Cent ans plus tard en juillet 2010, à la résidence Blanchelaine, Marguerite Lenoir, qui a rencontré Marc Boegner en 1953 lors des inondations en Hollande, rappelait avec émotion que la vie des habitants d’Aouste, Saillans et Loriol avait marqué la pensée du pasteur et celui-ci évoquait alors, avec plaisir, sa jeunesse dans la Drôme : il aimait à répéter cette phrase, reprise dans la presse : « La vallée de la Drôme avec ses Trois Becs fait toujours partie de mon paysage intérieur » (1).
 
En 1911, suite à des soucis de santé, il est nommé professeur à la Maison des Missions à Paris. En 1912 la rencontre à Paris du père Laberthonnier et des « Annales »  développe une attention particulière de Marc Boegner pour le catholicisme. Le pasteur sera ensuite pendant la guerre affecté à un hôpital militaire de typhiques dans la région lyonnaise puis, en 1918, nommé à la paroisse de Passy. Ce sera le début d’un ministère important, à la fois au service du protestantisme (président de la fédération protestante de 1929 à 1961) et de l’accueil des étrangers. Au début de la Seconde Guerre Mondiale, il fut habilement placé par Pétain – conseillé par René Gillouin – dans une instance consultative pour séduire les protestants, mais courageusement, il demanda aux pasteurs de lire en chaire une lettre de protestation contre le sort réservé aux Juifs. Seul l’évêque de Toulouse, Mgr Salière, a eu un tel courage. Son action pour le dialogue inter-religieux sera marquée par la participation comme observateur au concile de Vatican 2.
 
Action, réflexions humaines et théologiques sont liées : le pasteur a contribué à la création de la CIMADE pour l’entraide auprès des réfugiés, à la création de Taizé, à la vie du collège du Chambon-sur-Lignon, ceci sans oublier la participation du pasteur au « Guide Bleu religieux de France » rédigé en collaboration avec le cardinal Feltin, le rabbin Kaplan et le docteur Mammidullah ; Marc Boegner a aussi étudié plus particulièrement les flux migratoires des protestants de Drôme-Ardèche vers Genève et la Hollande à la suite de la Révocation de l’Édit de Nantes, ceci s’ajoutant à ses nombreuses publications (5). Moins connue est son action personnelle pour aider, sur ses revenus, les nécessiteux, avec le maximum de simplicité. Un autre élément de la personnalité de cet intellectuel est sa crainte de l’erreur, le doute sur le bien-fondé de l’action « comment ne pas se tromper ? ». Grand officier de la Légion d’honneur, membre de l’Académie des Sciences Morales et Politiques, Marc Boegner entrera en 1962 à l’Académie française : son discours de réception portera sur la « responsabilité morale des élites ». Dix-huit ans après sa mort, il sera, en 1988, désigné comme « Juste parmi les Nations » pour ses actions contre la politique antisémite du gouvernement de Vichy.
 
Avant de loger chez la famille Boegner, Madame Lenoir, alors très jeune infirmière, Pilote Secouriste Air de la Croix Rouge, a participé en 1945, pendant trois mois, au retour en avion des déportés malades des camps de concentration. Les rapatriements étaient effectuées par la RAF dans des conditions matérielles et sanitaires très difficiles, les déportés ayant contacté le typhus ; ce dévouement valut à Marguerite Lenoir cette réflexion d’un médecin militaire de la RAF : « Margaret are you a sister ? ». Madame Lenoir a ensuite travaillé à la mise en place du plan Marshall en Afrique Équatoriale Française avant de devenir « Expert auprès des Nations Unis pour le secteur social » et collaboratrice de Philippe de Seynes. Amie de la famille Boegner, elle racontait comment Marc Boegner avait vécu entouré de protestants, de catholiques et d’orthodoxes. Son propos était parsemé d’anecdotes savoureuses : ainsi le chauffeur habituel de l’académicien étant absent, elle avait conduit, en 2 CV, le pasteur en grand habit de cérémonie à l’Académie Française ! Elle regrettait aussi que, cent ans après son passage à Aouste, malgré des évolutions très importantes, les divers aspects de la pensée de Marc Boegner, ne soient pas plus connus et appliqués. Elle déplorait encore, en 2011, l’inconscience de nos concitoyens qui laissent la finance et la bureaucratie écraser les plus faibles.


Notes :
 
(1) – Texte de Marc Boegner pour le Dauphiné Libéré, vendredi 7 juillet 1967.
(2) – Marc Boegner, L’exigence œcuménique – souvenirs et perspectives  A. Michel,1968.
(3) – Voir : « historique des temples d’Aouste 1683-1906» (Étude d’Histoire et Patrimoine Aoustois).
(4) – Le Crestois 19 novembre 1910.
(5) – .https://www.academie-francaise.fr/les-immortels/marc-boegner?fauteuil=2&election=08-11-1962
 
Voir aussi :
 

 – Au musée du protestantisme de Poët-Laval (26 ): les lettres des pasteurs Fallot et Boegner. (La tombe du pasteur Tommy Fallot se trouve dans le parc Latune à Blacons).
– Le Mémorial du Chambon-sur-Lignon en Haute-Loire où est évoqué avec précision le rôle du pasteur Boegner, de la Cimade et des habitants pour la protection des Juifs durant la Seconde Guerre Mondiale.

 
lire aussi : Eugène Arnaud, Histoire des protestants de Crest, Ed. Grassart, Paris, 1875

Nos remerciements vont aussi à Jacques Mouriquand, rédacteur en chef honoraire du Crestois pour diverses informations fournies sur M. Boegner et en particulier la Vidéo I.N.A., « Les confidences d’un pasteur, », 22/12/1960.

 

René Descours