Barthélemy de Laffemas



Barthélemy de Laffemas


Parce qu’en avance sur son temps et parce que protestant à une époque où il était bon de ne pas l’être, Barthélemy de Laffemas a sombré dans l’oubli. Il fait pourtant partie des économistes qui ont contribué au développement du mercantilisme, et ce bien avant Colbert.

Ses débuts dans la vie ne laissent pas augurer un tel destin. Sans avoir fréquenté l’école ni reçu aucune culture, sans parenté ni alliance, le drômois Barthélemy de Laffemas, le  » chaussetier  » de l’écurie du prince de Béarn, se hisse au rang de porte-parole des industriels et commerçants français, tenant tête au grand Sully pour imposer la mise en œuvre de réformes selon lui salutaires à un pays ruiné par les guerres.

 


Né en 1545 à Beausemblant dans la Drôme, d’une famille de petite noblesse protestante (ou de laboureur ?) mais sans fortune, Barthélemy Laffemas ne fréquenta ni les collèges ni les académies provinciales, embrassant très tôt le métier de tailleur d’habits à Saint-Vallier, avant de quitter le Dauphiné pour la Navarre, à peine âgé de 17 ans, vraisemblablement amené à la suite de quelque seigneur dauphinois… On le retrouve quatre ans plus tard à Pau, à la cour de Henry de Navarre où il est reçu par la reine qui le fait tailleur du prince et négociant  »  marchand en l’argenterie « .

Le valet de chambre d’Henri IV était aussi chef de la » taillerie royale « , atelier où était confectionnée une partie des vêtements et de la lingerie du roi et de la famille royale. Il avait, en cette qualité, appris à faire du négoce en achetant les tissus et autres fournitures nécessaires pour la taillerie. C’est dans cette deuxième fonction que Barthélemy Laffemas s’était initié aux questions industrielles et commerciales. Il se lie d’amitié avec le futur roi qu’il ne quittera plus. Il le suivra à Paris en 1572, se lancera dans le commerce avec plus ou moins de succès (il aurait même connu la prison d’où il put sortir grâce à l’appui du roi de Navarre).

Depuis de longues années, il avait assisté aux troubles causés par les guerres de religion et par la guerre étrangère ; il avait vu les ruines qui s’accumulaient sur le royaume.

A la fin du XVIe siècle, la paix arrachée par Henri IV s’est faite au prix fort. Les Ligueurs (le parti de l’aristocratie catholique) ont chèrement monnayé leur ralliement au roi. L’Etat est endetté, l’économie exsangue et les impôts ont du mal à rentrer.Les troubles du XVIe siècle avaient coûté à la France 765 200 décès sur les champs de bataille, 9 villes brûlées, 152 villages brûlés, 4 256 maisons brûlées, 124 000 maisons détruites, 4 750 000 000 de livres tournois levées sur le pays.

La population de la France était réduite à 12 millions d’habitants, dont 2 millions de mendiants. La population avait été réduite par les épidémies, les disettes, la famine et la guerre. L’industrie et le commerce étaient complètement ruinés ; les artisans avaient perdu l’habitude et le goût du travail, ils avaient désappris leurs métiers. Sans travail et sans moyen de se procurer des vivres, cette multitude mourait de faim.

Henri IV, va s’appuyer, pour redresser le pays qui sort ruiné des guerres de religion, sur un « Premier ministre » exceptionnel Sully et sur Barthélemy de Laffemas, devenu l’un de ses principaux conseillers sur le plan de l’industrie et du commerce.

Pour redresser la France, deux conceptions vont s’opposer. Sully, opposé aux manufactures, veut tout miser sur l’agriculture, voyant le salut du pays dans le « pastourage et le labourage ». L’histoire ne retiendra que lui et sa formule. Laffemas veut que l’Etat donne l’impulsion avec une politique industrielle ambitieuse. Henri IV lui donne raison.

Barthélemy Laffemas se met à écrire des traités d’économie où il propose des solutions pour tirer le pays du marasme économique dans lequel il se trouve.

Laffemas s’aperçoit alors que les guerres de religion ont ruiné l’industrie et fait fuir de nombreux artisans. Du fait de la guerre, la situation des métiers est catastrophique. Beaucoup d’ouvriers sont au chômage dans  l’industrie textile. Seuls les métiers de Rouen fabriquent encore des draps fins de laine. Les tissus de luxe sont importés, ce qui provoque une fuite de l’or vers l’étranger. C’est là que va s’enraciner sa pensée économique.

Dès 1586, Laffemas rédige un  » Mémoire pour dresser les manufactures et ouvrages du Royaume  » . Il dédia ce mémoire au roi et le lui remit au cours de l’année 1596. Dans ce mémoire il propose de développer des chambres de métiers qui a inspiré le régime des maîtrises des manufactures et aussi de transformer tous les métiers libres en corporations-jurandes (ancêtres des tribunaux de prud’homme) afin de réglementer les professions, former des apprentis . En 1598, il crée à Marseille la première chambre de commerce pour « vaquer au rétablissement du commerce et manufactures ». Il conseille aussi de produire en France et de réduire les importations et de développer les manufactures royales sous l’impulsion de l’Etat. Il faut exporter le plus possible et importer le moins possible. Et aussi attirer l’or, l’argent des pays étrangers, métaux si précieux pour leur faire la guerre… Pour réduire les importations, il développe les manufactures royales comme celle des Gobelins. Henri IV soutient ce programme. Le roi y trouve la possibilité de vendre des lettres de maîtrise. Il s’intéressa enfin à la fiscalité avec une formule  »  les hauts taux tuent les totaux  » ; il avait compris que l’impôt tue l’impôt.

Les succès décisifs d’Henri IV lui permirent, au cours de l’année 1596, de s’occuper de l’industrie ; il convoqua l’Assemblée des notables à Rouen. Dans la harangue qu’il prononça à cette Assemblée (4 novembre 1596), il dit :  » si mon valet de chambre fait des livres, j’exige que mes chanceliers fassent mes chausses.« .  » J’ai trouvé la France, non seulement quasi ruinée, mais presque toute perdue pour les Français. « . Et il ajoute :  » Mon Dieu me pousse à deux glorieux titres qui sont de m’appeler libérateur et restaurateur de cet Etat. Je l’ai sauvé de la peste, aidez-moi à le sauver de la ruine « . L’assemblée de Rouen, en 1596, va être l’occasion pour Laffemas d’imposer ses idées.

« Première lettre patente du Roy portant nomination de commissaires pour examiner les remontrances en forme d’édits présentées par Barthélemy Laffemas. Fontainebleau, 13 avril 1601. «  » Henri, par la grâce de Dieu, Roy de France et de Navarre. Nous vous avons député par ces présentes pour exactement, diligeamment et bien examiner les remontrances dressées en forme d’édits et autres mémoires, à nous présentés par notre cher et bien aimé Barthélemy Laffemas, dit Beausemblant, l’un de nos valets de chambre, concernant tout le fait des manufactures et règlements des marchands, arts et métiers, et nécessaires en cesty nostre royaume, et que la police des vivres et denrées qui s’y débitent, et généralement et pouvoir servir à la facilité du commerce, soit par mer ou par terre, dedans ou dehors notre royaume et pais de notre obéissance, et empescher les fraudes et malversations qui se commettent en la levée de nos droits iceux réglés pour la conservation de nostre domaine, et soulagement universel de nos sujets en quelle que sorte et manière que ce soit, et pour ce faire, prendre telles instructions que vous verrez bien estre, des advis sur ce je donnés et à nous présentés par le dict Laffemas. « 

Le roi avait reçu plusieurs projets sur les moyens de relever et d’organiser l’industrie nationale. Parmi les projets qu’il soumit à l’Assemblée, le plus remarquable était incontestablement celui de Barthélemy Laffemas qui contenait 43 remontrances en forme d’édits. Il fut retenu par l’Assemblée des notable. Certains lui reprochaient d’innover ; d’autres craignaient que le développement de l’industrie enlevât trop de bras à l’agriculture.

De 1596 à 1601, la situation de la France n’avait pas changé, ce qui décida sans doute Henri IV à nommer un comité consultatif du commerce et de l’industrie, comme l’avait demandé Barthélemy Laffemas qui est promu au poste de conseiller, au même titre que Sully en 1598. Le rapport Laffemas a été soumis en 1601 à l’examen d’une commission d’experts  » pour vaquer au rétablissement du commerce et des manufactures dans le royaume  » .qui va être érigée en conseil du Commerce dont Laffemas est nommé contrôleur général. Ce comité était constitué pour deux années ; pendant ce court espace de temps, il tint 176 réunions.

Pour Laffemas, la France doit se suffire à elle-même, on ne doit acheter à l’étranger que des matières premières, non des produits manufacturés qui coûtent trop cher. De plus, ces matières premières peuvent fort bien être produites en France. Philippe III d’Espagne vient de décider que tous les produits importés en Espagne seront imposés de 30 % supplémentaires. Le commerce français – de produits français ou hollandais déguisés – en souffre beaucoup.

Barthélemy Laffemas avait, dans la personne de Sully, un puissant adversaire. Aussi son projet ne fut-il pas appliqué. Le duc de Sully, très proche compagnon du roi, de religion protestante lui aussi, dirige le Conseil des finances. Il joue un rôle essentiel dans le rétablissement des finances publiques et la reconstruction économique du pays, en développant les infrastructures comme les canaux. Mais sur le problème épineux des importations de soie, il est partisan d’une interdiction de consommation et d’importation de ce produit de luxe. En désaccord avec son compagnon, le roi pense que cette interdiction irréaliste n’est pas applicable et qu’il vaut mieux jouer une autre carte : la création de la  » filièsre soie « . Deux personnages vont jouer un rôle essentiel dans cette création : Barthélemy Laffemas et Olivier de Serres, tous deux de religion protestante.

La haute technologie à maîtriser d’urgence est celle de la filière soie. Aussi, avec Olivier de Serres, il déploie de gros efforts pour développer les plantations et les manufactures de soie. Olivier de Serres (1539-1619), un agronome cévenol protestant passionné d’agriculture, crée une ferme modèle au Pradel dans le sud de l’Ardèche. Il mène de nombreuses expérimentations que l’on peut qualifier de préscientifiques. Son ouvrage novateur paru à Paris en 1600, Le Théâtre d’agriculture et mesnage des champs, impressionne beaucoup le roi qui commande immédiatement 20 000 mûriers à planter dans son palais des Tuileries. Sous la direction d’Olivier de Serres, les plantations de mûriers s’étendent partout dans le royaume.

La soie a supplanté la laine dans l’habillement des gens fortunés. La soie est achetée à prix d’or en Italie. Il faut trouver le moyen de la fabriquer en France : Laffemas a calculé que six millions d’écus sortaient du pays chaque année en achats de soieries étrangères. En janvier 1597, le roi interdit l’entrée des tissus manufacturés d’or, d’argent et de soie, tissus de grand luxe pour l’habillement et l’ameublement qui viennent surtout de Milan. Les manufactures de Tours – où la tradition existe depuis Louis XI – s’en réjouissent mais ne peuvent suffire à la demande. En accord avec Henri IV, Barthélemy de Laffemas et Olivier de Serres, auteur de  » La Cueillette de la soie « , encouragent la culture du mûrier, nourriture du vers à soie dont le cocon va produire le précieux fil à partir duquel, en France, on pourra tisser de riches étoffes. Avec Olivier de Serres, il impose l’élevage du ver à soie en France ; des millions de pieds de mûriers sont plantés. L’industrie séricicole repose alors sur deux centres de tissage de la soie, à Tours et à Lyon.

Le plan Laffemas-de Serres est mis en œuvre :
 

  • Dans chaque paroisse, une magnanerie.
  • Vingt mille pieds de mûriers sont plantés aux Tuileries.
  • Dix mille autres le sont à Saint-Germain.
  • François le Traucat, jardinier de Nîmes, développe le mûrier de façon intensive dans le Midi de la France.
  • Quatre millions de plants prennent racine en Provence et en Languedoc.
  • En 1602, une ordonnance royale impose à chaque paroisse de posséder une pépinière de mûriers et une magnanerie, lieu où l’on élève les vers à soie.


Des manufactures sont créées, subventionnées, contrôlées dans leur fabrication de dentelles, de cuirs, de tapis, de verreries, etc. Dans la maison des Gobelins, à Paris, le roi installe des tapissiers flamands. Les voyages de Champlain vers le Canada sont encouragés. Tout cela est destiné à donner à la balance commerciale un penchant favorable aux caisses du royaume qui doivent se remplir. Cette pratique économique n’était pas nouvelle. Louis XI avait déjà tenté de l’implanter avec les soieries à Lyon, afin de concurrencer les Italiens. Claude de Seyssel et François Jean Bodin pour Henri III s’y sont essayés. C’est Antoine de Montchrestien (1575 – 1621) qui lui donne son nom : le mercantilisme. Même si les efforts du tandem Laffemas-Serres ne sont pas toujours récompensés, ils donnent à l’industrie, au commerce une impulsion dont vont profiter dans les décennies qui suivent les politiques de Richelieu et de Colbert.

Si les finances de l’État ne sont pas brillantes, celles du roi ne le sont pas non plus. Henri IV vend ses biens personnels. Pour lui permettre de s’acquitter de ses créances, Henri IV fait céder à Laffemas, par le conseil de Navarre, les terres de Sereaucourt, de Bauthor et la châtellenie de Humont dans l’Aisne. La sentence du 15 avril a débuté la vente des domaines – tant en fiefs qu’en roture – du comté de Marle pour payer les dettes contractées lors de la conquête du royaume. “Pour observer quelque ordre en cest estat nous remarquerons pour la première partie des alliénations et distractions faictes de la chastellenie de La Fère le village de Bauthor à la portée d’un bon mousquet de la ditte ville au dessus de la rivière doize et au dessous néanmoins de la fère qui fut vendue par les ditz sieurs du privé Conseil de Navarre à Mr Barthelemy de Laffemas moïennant la somme de 13 200 livres par contract passé à Paris le 29 aoust 1601 par devant Le Roy et Briquet et depuis ratifié par sa maïesté  » (R. 4 – 1980 liasse 8 – A.N.).

«  A esté en oultre vendu la place et droit de bastir un moulin a eaüe auquel les habitans du dit Bauthor et Andelain sont bannaux, duquel droict na esté faict aucune estimation ny cas lors de la vente parce quil ny avoit aucune chose le tout aiant esté bruslé et ruiné pendant le siège de la fère …  » La seigneurie de Beautor qui est saisie sur ses enfants, héritiers, et acquise par adjudication en juillet 1613, par Jacques Conrad, bourgeois de Paris (B. 698 – A.D. Aisne).

Les mesures prises par Laffemas forment un ensemble cohérent. La politique industrielle mêlant encouragements, subventions et protectionnisme permet de multiplier les initiatives. Créée en avril 1601, la manufacture des Gobelins bénéficie de cette politique, comme tant d’autres.

Les capitaux viennent à manquer. Le roi lance un « prêt à taux zéro ». Le mauvais état des routes entrave le commerce, alors Laffemas lance la construction du canal de Briare, première voie de transport fluvial en France, qui relie la Loire à la Seine. Les moyens de communication sont favorisés avec le lancement de l’ancêtre de la Poste.

L’entreprise de Barthélemy de Laffemas subit cependant des échecs. L’acclimatation du ver à soie en région parisienne est un fiasco. Seules les magnaneries du sud de la France se révéleront viables. En outre, la loi protectrice sur la soie ne sera en fait jamais appliquée. Les commerçants lyonnais qui n’en voulaient pas ont finalement eu gain de cause. Lyon perd les bénéfices des importations venant d’Italie. Il faut dire que la Foire de Lyon est à cette époque la plus importante d’Europe, et attire nombre de marchands étrangers. et le roi devra annuler sa décision.

Le 17 août 1602, Laffemas lui-même a de graves affaires à régler, il réussit à satisfaire une partie de ses créances, mais il a une créance en retard sur le Roi lui-même, et lui doit depuis quinze ans 11.616 livres, 30 sols, 20 deniers. Laffemas ne prospère pas, il est obligé d’hypothéquer ses terres de Bauthor et de Humont.

Le 29 septembre 1611, soit un an après l’assassinat de Henri IV, Barthélemy de Laffemas meurt des suites d’une chute de cheval. Il était ruiné.

En 1610, le relèvement industriel et commercial de la France était réalisé. la France était rentrée dans une ère de prospérité qu’elle n’avait jamais connue ; la taille avait été progressivement réduite de 20 millions de livres. Mais l’assassinat d’Henri IV, le 14 mai 1610, stoppe brutalement l’ensemble des politiques menées par Maximilien de Sully, Barthélemy Laffemas et Olivier de Serres.

Avec Barthélemy de Laffemas disparaissait un des hommes qui avaient le plus fait pour le développement, du commerce et de l’industrie en France avant. Colbert. Etrange destinée que la sienne, en vérité ! Sans avoir jamais été à l’école, sans avoir reçu aucune culture, sans parenté ni alliance, ce petit huguenot drômois s’élève constamment, d’apprenti tailleur jusqu’à ta fonction de Contrôleur Général du Commerce de France, malgré les ennemis nombreux qu’il rencontre sur sa route. Ses succès, il ne les doit qu’il sa persévérance, à son bon sens, à son inlassable activité, à son admirable dévouement de la chose publique.

Ce qui prouve que seule une volonté politique au plus haut niveau menée avec constance dans la durée permet la réussite d’une politique de souveraineté.



Sources :

  • Les Trésors et richesses pour mettre l’Estat en splendeur et monstrer au vray la ruine des François par le trafic et négoce des estrangers.
  • Mémoires sur le commerce
  • Laffemas, Barthelemy, sieur de Bauthor