Melchior des Essarts

MELCHIOR DES ESSARTS

Capitaine d’artillerie et poète dauphinois



Enfant de Rom la guerrière,
Aouste baigne,près d’un coteau,

Un de ses pieds dans un ruisseau
Et l’autre dans une rivière (1)
De sa splendeur restes géants,
Il garde un vieux pan de muraille
Et la tour que depuis mille ans
La faux du temps en vain travaille.
……………………………………
Premiers habitants du village,
Les soldats de César laissèrent en partage
A leurs fils la force et le cœur ;
Mais on assure que leurs filles
Héritent de l’esprit moqueur
Et du babil piquant des Gauloises gentilles (2).

Sans rechercher ici l’exactitude du fait concernant les filles d’Aouste, chantées par le poète, nous pouvons affirmer que Melchior Des Essarts, né dans ce village, le 11 juillet 1829, eut la force et le cœur des Romains antiques, avec la grâce, la franchise et la vivacité d’esprit des Vocontiens, tribu gauloise du Diois.


Il avait reçu de la nature les dispositions les plus heureuses pour retracer avec le crayon les paysages variés de sa belle vallée natale et pouvait espérer un nom illustre dans la carrière des arts. Sa famille en décida autrement, et dès 1848 un régiment d’artillerie, en garnison à Valence, recevait, comme engagé volontaire, le jeune dessinateur.


Heureusement, le génie individuel triomphe toujours des obstacles, et l’écrivain profita des ressources destinées au peintre. On peut le constater dans ses premières et dans ses dernières compositions : partout une imagination vive et féconde a esquissé les tableaux ; mais partout le cœur et l’esprit ont donné à la main une précision rigoureuse et aux tons une vigueur originale.


Prenons dans « Tic Tac », par exemple, sa description du moulin de village. « Salut au bon vieux moulin rustique, mu par une bonne grosse roue ventrue qui tourne placidement sur des ais de sapin envahis par les lichens et les sphaignes… Nul plan n’en règle la construction, et la disposition des bâtiments brave toutes les lois de l’architecture. Mais tel quel, avec ses profils gauches, sa façade ocreuse qui ressort sur le rideau vivement nuancé des bois, » son toit verdâtre et son écluse branlante, il n’en forme pas moins un tableau attrayant… »


Ne dirait-on pas que l’on est en présence du moulin? Sa description du Creusot n’est pas moins, bien réussie :


  Frappe de tes mille marteaux ;
Et de tes mille soupiraux
Siffle, souffle, tonne, flamboie;
Vomis le fer, l’airain, le feu…
Aux entrailles des monts plonge et ravis ta proie ;
De ton Haleine ardente embrase le ciel bleu ….
Siffle, souffle, tonne, flamboie…



Enfin, « les Voix du soir » nous donnent une idée des lointains vaporeux si chers aux peintres :


  Diamant sur un voile sombre,
Quand, dans l’ombre,
Vesper glisse radieux ;
Chaque soir une. harmonie
Infinie
Monte de la terre aux cieux.
lie règne même alors dans ses œuvres.

Mais l’autre versant des montagnes
Déjà s’incline sous vos pas ;
Et l’on voit de sombres campagnes…,
Pays d’où l’on ne revient pas.


Jetez un coup d’œil en arrière
Sur le rude chemin tracé ;
En suivant la pénible ornière
Quel vestige avez-vous laissé ?


Honneurs, plaisirs, projets sans nombre,
Et baisers donnés ou rendus…
Tout s’est évanoui dans l’ombre,
L’ombre immense des jours perdus !


Ou si quelque lueur scintille,
Douce comme un rayon naissant,
C’est l’éternel reflet dont brille
Le bien qu’on a fait en passant.



A cette époque remontent une boutade spirituelle contre les travers archéologiques intitulée « la Queue du singe »; car elle est datée de 1869 et de Civitta-Vecchia, où il était capitaine d’artillerie et directeur du parc du corps stationnaire français dans les États Romains ; — et une imitation de « L’homme qui rit », sous le titre de « L’araignée » :


  Or, le maître, un matin, lumineux, âpre, sombre,
S’assit sur son séant ;
Puis radieux, au sein d’un météore sombre
Il vagissait géant.
……………………………………………
Toujours le caillou crie et la poussière pleure ;
La grande âme granit
Beugle ; l’abîme tonne et proteste à toute heure,
Zéro dans l’infini…




Malgré ses aptitudes pour la charge et la satire, évidentes surtout dans ses « Cocodès et Cocodettes », le poète Des Essarts respire plus à l’aise au milieu des champs qu’au milieu des cités, et, à l’exemple du bon La Fontaine, au milieu des oiseaux et des bêtes qu’au milieu des ambitions et des vanités humaines.
Il en a décrit plusieurs avec art et succès.




La Caille.


Un peu sauvage, un peu coureuse,
Fillette aux agrestes chansons.,
Chante,, ma petite glaneuse,
Chante, chante dans les moissons.


La Bergerette.


Connaissez-vous les bergerettes,
Gais oisillons,
Au plumage léger, aux blanches collerettes,
Qui vont trottant, courant tout le long des sillons?


Leur rencontre est d’heureux présage,
Si l’on en croit le vieux berger.
Près des ruisseaux au frais ombrage,
Elles aiment à voltiger.


Le Chardonneret.


Chardonneret
Mignonnet,
Dans les champs voltige, voltige
Et repose-toi sur la tige
Du bleuet.


Robe jaune et bariolée,
Col vermeil,
Au soleil,
On dirait une fleur ailée.


Le Hibou


Sous le noyer au noir feuillage,
Quand vient la nuit,
Un œil sauvage
Dans l’ombre luit.


Des ruines du cimetière
Hantant le funèbre séjour,
C’est l’ennemi de la lumière,
C’est le hibou qui fuit le jour.


Bec retors, grosse tête ronde,
Air hébété, vol incertain,
Dans quelque crevasse profonde
Il dort caché dès le matin


Quand retentit sa voix affreuse,
On dirait le râle navrant
Qui sort d’une poitrine creuse,
Dernière plainte d’un mourant.


Le Roitelet.


Je sais, sous quelques brins de mousse,
Un nid mignon de roitelets,
Où dans la plume chaude et douce
Dorment cinq petits oiselets.


Sur les branches de l’aubépine
La mère s’en va sautillant
Chasser l’abeille qui butine,
La mouche au corsage brillant.


Ou dans les fleurs encore humides,
Dès que l’aube à l’horizon luit,
Elle cueille, perles liquides,
Les fraîches larmes de la nuit.


Le Rouge-Gorge.


On m’a conté, dans mon jeune âge,
Qu’au cimetière du village
Le rouge-gorge-va parfois,
Et que sur la croix neuve encore
D’un enfant mort à.son aurore
On entend sa petite voix.


Puis il sème sur l’humble tombe
La fleur ou la feuille qui tombe ;
Et pensif il semble écouter
Les longs sanglots et la prière
Qu’auprès de Dieu la pauvre mère
Avec son âme vient jeter.




N’y a-t-il pas dans toutes ces compositions un air de fraîcheur printanière, de grâce juvénile et naturelle ? Est-il nécessaire de multiplier les citations pour faire comprendre avec quel art notre poète-artilleur savait mettre l’ampleur à son vers et le coloris à son pinceau, selon le sujet? Nous l’avons dit en commençant : Melchior Des Essarts était peintre; les circonstances ou des traditions de famille en firent un soldat, les étapes de la vie militaire, les grands horizons en firent un écrivain. Là est l’explication de la vérité de ses tableaux de la vie rustique et de la société polie, des aventures de garnison et des événements de là place publique. En le lisant on apprécie l’axiome d’Horace : Ut pictura poesis.


Enfin, ce qui rehausse le mérite littéraire de l’artilleur-poète, c’est que chez lui là bravoure égalait le talent et que sa noble conduite à la reprise d’Orléans, en 1870, lui valut la croix d’honneur. Puis, malgré ses fatigues et ses souffrances, il prit part à la campagne de l’Est, et alla mourir à Besançon, le 26 janvier 1871, à l’âge de 42 ans, regretté de ses chefs, de sa famille et des lettres (3).


Il laissait une jeune fille, qui le suivit de près dans la tombe, et sa malheureuse patrie sous l’étreinte d’un vainqueur implacable, ce qui a fait dire à son frère Léonce, un véritable poète celui-là, dans sa vigoureuse élégie Tous trois sont morts :


……………………………………………………………………..
Il est mort ! mort martyr, comme Lanne et Turenne ;
Mort le fer à la main, mort sans quitter l’arène,
Mort de faim, mort de froid !….


Oh ! ne prononcez plus le nom de l’espérance ;
Laissez-moi, morne et seul, dans ma douleur immense ;
Car tout ce que j’aimais,
Tout ce qui rayonnait sur mon âme ravie,
Tout ce qui reliait mon âme à cette vie,
Tout est mort à jamais !


Oh ! laissez-moi ! Je veux, sur les marbres funèbres,
A l’heure où la cité là-bas dans les ténèbres
Éteindra ses flambeaux,
M’asseoir, en attendant qu’on me creuse une tombe,
O ma France, ô mon frère, ô ma douce colombe,
Entre vos trois tombeaux !






Le temps allégera une douleur si vive et si vraie, et le frère, encore aux débuts de sa carrière littéraire, pleine d’avenir, reprenant l’œuvre inachevée du frère soldat, mort avant l’heure, environnera les deux noms de l’auréole immortelle qu’assurent les œuvres de courage, de foi et de génie.

A. LACROIX.




Notes :

(1) Rivière – La Drôme.
(2) Gauloises – Il existe un proverbe patois ainsi formulé :
Que dins Osto vô possa,
Tré jours dovan do se prépara.
(3) Lettres – Des amis, désirant faire une surprise au poète, ont publié un « Recueil de poésies, par MELCHIOR DES ESSARTS, capitaine d’artillerie, chevalier de la Légion d’honneur. » — 1vol. in-16 de 67 p. (tiré à 24 exempl. — Valence, Chenevier et Chavet, 1871); mais la mort prématurée de l’écrivain ne leur permit pas de lui offrir le volume.




Article de A. Lacroix paru en 1874 dans le Bulletin de la Société d’archéologie et de statistique de la Drôme sur le poète aoustois Melchior des Essarts.