Statistique du prix du pain

STATISTIQUE DU PRIX DU PAIN




Article d’ A. Lacroix paru en 1867 dans le Bulletin de la Société d’archéologie, d’histoire et de géographie de la Drôme



I – TEMPS ANCIEN

II – TEMPS PRESENT

III – NOTES


I – TEMPS ANCIEN

La statistique n’a pas osé jusqu’ici prendre place dans le Bulletin, parce que, sans doute, l’intime union de ses enseignements avec l’économie sociale ne trouvait pas dans la législation en vigueur les facilités nécessaires pour aborder les sujets qu’elle affectionne. Mais il y a lieu d’espérer que la nouvelle loi sur la presse nous donnera plus de latitude à cet endroit, et nous en profiterons avec reconnaissance pour discuter les principes, et jamais les personnes.

Recueillons aujourd’hui quelques chiffres, quitte à revenir ultérieurement sur cette question complexe.

Sans parler de l’art de faire le pain, né et perfectionné en Orient, importé en Italie par les Romains, au temps d’Annibal, et de là, sans doute, dans les Gaules, constatons qu’on trouve une mention officielle des boulangers en France vers l’an 630. Charlemagne favorisa leur établissement; Philippe-Auguste, leur législation (1).

Au Moyen Âge, il n’y eut guère de boulangers que dans les bourgs un peu considérables, les villageois étant tenus de cuire au four banal ou de payer une redevance s’ils avaient un four particulier.

On rencontre dans les archives publiques de nombreux exemples de la taxe du pain, mais fort rarement l’exposé des expériences faites pour l’établir.

Il y en eut cependant tout près de nous dans les siècles passés, et, soit à cause de la singularité du fait, soit à cause de la similitude des procédés suivis plus tard sur une échelle plus large et plus sûre, il est peut-être curieux d’en révéler au moins une.

Or donc, en mars 1475, sur la plainte des consuls et des habitants de Saint-Marcellin, Antoine Mulet, vi-bailli et juge, « pour obvier aulx abus et immodérée convoytise des peyturiers et peyturesses », chargea Guillaume Leusse et Claude Vache de surveiller les expériences nécessaires pour déterminer le poids du pain selon le prix du blé (2).

Ces deux commissaires firent acheter par le syndic de la ville « ung sestier de blé fromaut, lequel nettoyé et abillé, prêt à mettre sur le molin pesa avec le sac aux gros poids de Montpellier ung quintal vingt liures. Ce blé molu (en présence d’un délégué ), puis baritelé et abillé pour en faire du pain blanc, pesa avec le bran (son) et le sac ung quintal treize liures. »

Distraction faite des dix-huit livres de son, il resta quatre vingt-cinq livres de farine blanche, laquelle convertie en pâte accusa wu quintal vingt-quatre livres.

« Est à savoir que par délibération des bourgeois et habitants de Saint-Marcellin, faicte en la présence du vi-baillif, a été conclu que les peyturiers et peyturesses auroient de gain, au temps à venir, sur chiesque sestier de fromant, inclus la peine de bariteller et le fornage, deux gros de celle monoie que coura par le temps, avec le bran. »

Le sétier ayant coûté dix gros, on divisa les 124 livres de pâte en 24 parties pour les pains du poids de demi-gros, et en 48 parties pour ceux d’un quart, et l’on eut cinq livres.

deux onces seize deniers pour les premiers et 2 livres 9 onces 16 deniers pour les autres (3).

Ensuite les cent vingt-quatre livres de pâte réduites en pains cuits au four, donnèrent cent onze livres, soit quatre livres dix onces pour le pain de demi-gros, et la moitié moins pour celui d’un quart.

Partant de ces données, les commissaires établirent les chiffres suivants pour déterminer le poids de la pâte et du pain, d’après le prix du blé :


Ce règlement était applicable aux localités voisines usant du poids de Saint-Marcellin. Mais combien dura-t-il ? Ou l’ignore.

A Romans, en 1702, suivant une coutume de tout temps observée, les maire, consuls et autres officiers s’assemblaient tous les samedis pour fixer la taxe du pain, d’après le prix du blé, et ils appelaient, à cet effet, le prieur de la confrérie des boulangers. Mais, en 1763, onze boulangers de la ville s’étant donné des statuts, les firent homologuer par la cour de Grenoble, et, l’année suivante, ils demandèrent une épreuve, aux frais de la commune, pour mettre le prix du pain en rapport avec celui du blé. Après diverses procédures, une expertise eut lieu. Deux notaires en furent chargés, et leurs travaux durèrent plus d’un an.

Ces experts constatèrent, en 1768, que le sétier de blé, à Romans, pesait 147 livres, poids de pays, dont il fallait distraire trois livres de déchet au moulin. Les 144 livres restantes donnaient le même poids en farine, et cette farine rendait 45 livres de pain blanc ou miche et 84 livres de pain bis ou rousset, plus le son, équivalant au douzième du prix du blé.

Or, pour plus de facilité, les experts, adoptant les calculs faits à Grenoble, se bornèrent à ajouter un sixième aux frais et profits des boulangers de Romans, à cause du sixième que pesait en plus le sétier de cette ville comparé au sétier de Grenoble.

Voici le tableau des frais :



Le tarif, ainsi établi, ne convenait pas à Romans en 1776, alors surtout que les 17 sols de droit de pesage ou paturesses, établis en 1729, étaient enlevés. D’ailleurs, il n’était point en harmonie avec le résultat des expériences faites à Roissy, du 1er juillet au 11 août 1775, sous les yeux du ministère, et adoptées dans plusieurs villes.

En effet, d’après la règle donnée par ces expériences :

1° « La livre de pain blanc doit valoir autant de deniers que le sétier de blé, mesure de Paris, pesant 240 livres, poids de marc, compte de livres numéraires au marché. »

2° « La livre de pain bis doit valoir alors les deux tiers de celle de pain blanc. »
Or, le sétier de Romans pèse 124 livres poids de marc (4); si, « pour faire bonne guerre aux boulangers », on le réduit à 120 livres poids de marc, on a le demi-sétier de Paris, et, à 18 livres, prix de Romans, le sétier de Paris vaudra 36 livres, ce qui porterait le prix du pain blanc à 36 deniers ou 3 sols et celui du pain bis à 24 deniers ou 2 sols. Cependant, d’après le tarif de 1768, le pain blanc vaut 4 sols et le pain bis 2 sols 9 deniers.

Il serait facile de donner d’autres exemples d’expériences plus récentes, si la question n’était pas aujourd’hui tranchée, soit par l’adoption du système métrique, soit par l’extension du commerce des farines, qui délivre les boulangers de tous les soucis d’achat et de moutures des blés.

II – TEMPS PRESENT

Le prix du pain ne peut être rigoureusement établi que d’après la connaissance :

  • 1° Du poids de l’hectolitre de blé ;
  • 2° Du prix de cet hectolitre ;
  • 3° Du rendement du blé en farine ;
  • 4° Du rendement de la farine en pain ;
  • 5° Des profits et pertes des boulangers.



1° –  Le poids de l’hectolitre de blé, constaté officiellement par trois épreuves, n’est pas encore bien connu pour 1867. Voici les résultats signalés jusqu’à ce jour :


La moyenne générale serait donc de 75 kil. 11 et n’aurait rien d’extraordinaire.


2° – Prix de l’hectolitre.

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Il faut reconnaître, toutefois, que les marchés régulateurs de nos pays sont plutôt aujourd’hui Marseille et Lyon, que les marchés de telle ou telle localité du département.


3° Rendement du blé en farine.


D’après un rapport fait au conseil municipal de Valence en 1845, il faut 440 litres de blé, moyenne qualité, pesant ensemble 334 kilogr., pour obtenir de la mouture économique, faite sans abus, 127 kilogr. de farine fleur et 123 kilogr. de farine grise, en tout 250 kilogr. ou deux balles de 125 kilogr. (c’est 50 kilogr. de farine par hectolitre.)

M. Compagnon (5) donne les chiffres suivants :


M. Piot, d’après M. Thibault, accuse d’autres résultats (6) :


Les différences qui existent entre les deux auteurs tiennent sans doute à l’imperfection de nos systèmes de mouture : « Non seulement on ne moud pas assez finement pour réduire le son à sa plus simple expression, et on y laisse adhérentes et de la farine et de la céréaline de M. Mège-Mouriès, mais encore on fait ce que M. Dumas a appelé de la farine incomplète. »

Il résulte de là que pour 100 kilogr. de blé renfermant 12,5 de gluten, on ne trouve que 6,94; 7,25; 8,88; 10,06; 11,69 et 12,25 dans l’analyse des farines de Paris (7).


4° Rendement de la farine en pain.

M. Compagnon accuse 128 kilogr. de pain pour 100 kilogr. de farine. M. Piot trouve 132 kilogr. de pain dans 100 kilogr. de farine, lorsque le blé pèse 70 kilogr. à l’hectolitre ; 137 kilogr. lorsque l’hectolitre de blé pèse 75 kilogr., et 142kilogr. lorsque le blé pèse 80 kilogr. à l’hectolitre. La raison de ces différences ne vient pas seulement du poids du blé, mais encore de la quantité d’eau qui entre dans la pâte, car 100 kilogr. de farine d’un blé de 70 kilogr. à l’hectolitre, exigent 48 litres d’eau ; d’un blé de 75 kilogr. à l’hectolitre, 55 litres 1/2 d’eau, et d’un blé de 80 kilogr. à l’hectolitre, 63 litres d’eau.

Est-il nécessaire d’ajouter qu’au moyen d’une préparation particulière on peut accroître la proportion d’eau, qui est de 32 à 37 0/0, de 6 à 7 0/0, sans que pour cela, dit-on, le pain perde de sa qualité.

En résumé, 100 kilogr. de farine rendent : suivant MM. Bachelet et Dezobry, 129 kilogr. 936 gr. de pain; — suivant les boulangers de Valence, en 1867, 129 kilogr. 30 gr. de pain ; — suivant un boulanger de Montélimar, en 1858, 130 kilogr. 612 gram.; — enfin, d’après un arrêté du préfet de police de la Seine, du 13 avril 1842, approuvé le 12 juillet suivant, 130 kilogr. de pain (8).


5° Frais et bénéfices des boulangers.

L’ordonnance précitée du préfet de police de la Seine porte les frais de préparation de 100 kilogr. de farine pour 130 kilogr. de pain à 7 fr., soit 8 centimes par kilogramme de pain; — un boulanger de Montélimar, en 1858, ne les portait qu’à 2 centimes et demi par kilogr.; enfin des boulangers, en calculant leurs dépenses journalières habituelles, arrivent à un tout autre résultat. Mais il n’est pas logique de placer les dépenses forcées et les dépenses facultatives sur le môme pied, ni d’assurer un budget quotidien rémunérateur qui n’établirait aucune différence entre ceux qui débitent beaucoup et ceux qui vendent peu (9).

La conclusion à tirer de ces renseignements se résume dans ce tableau.


Il est évident que si la balle de farine a 125 kilogr., les prix du pain doivent être encore moindres. Connaissant le coût de 100 kilogr. de pain, il est facile en pratique d’avoir le cours de l’hectolitre de blé, qui est moindre de moitié, puisque l’hectolitre ne rend guère plus, en général, de 50 kilogr. de farine. Réciproquement, le cours de la balle de farine de 100 kilog. serait le double du prix de l’hectolitre de blé.

Ne serait-il pas désirable alors, pour le commerce et l’agriculture , que la balle de farine n’eût d’autre poids légal que 100 kilogr.

A ces prix, que l’on ajoute les 5 centimes 39/10000 accordés aux boulangers de Paris ou les deux centimes et demi réclamés parle boulanger de Montélimar, en 1858, ou, pour trancher le différend, 5 centimes de frais et profits, on aura la taxe réelle du pain. Car, ainsi que le remarque très-bien le rapport déjà cité, le rendement des farines et les droits du boulanger étant invariables, il n’y a que le cours des farines plus ou moins élevé qui puisse faire changer la taxe, et il faut la différence de 3 fr. 12 c. 1/2 sur le prix d’une balle de farine fleur, et de 3 fr. 35 c. sur celui de la balle de 2e qualité, pour motiver la différence d’un centime par demi-kilogr. de pain (p. 9.)

Il resterait beaucoup de choses à dire sur celle grave question du pain ; mais il sera facile d’y revenir.


NOTES


(I) Législation – MONITEUR UNIVERSEL de 1858-59, Histoire de la boulangerie, — DALLOZ , Répertoire de Jurisprudence, au mot boulangers.
(2) Prix du blé – Car Maire de Saint-Marcellin, à la mairie de cette ville.
(3) Livres – La livre, d’après l’acte analysé, avait 16 onces, l’once 24 deniers et le denier 24 grains.
(4) Sétier – Le Mémoire imprimé qui nous a fourni ces renseignements porte à 144 livres le poids de pays du sétier; d’où il suit une différence de 14 pour cent entre les deux poids.
(5) Compagnon – Traité complet théorique et pratique des transactions sur les blés et farines, 1 vol. in-12.
(6) Thibault – Traité historique et pratique sur la meulerie et la meunerie ; Montélimar, 1860, 1 vol. in-8°.
(7) Farines de Paris – Bulletin des séances de la Société impériale et centrale d’agriculture, 1863, N. » 7, page 380.
(8) Pain – « Des expériences sérieuses », disait un rapport au conseil municipal de Valence, en 1845, « ont fait adopter, comme approximation très-voisine de la vérité, qu’en moyenne 50 kilogr. de farine bien manipulée donnent 78 kilogr. de pâte et 125 pains blancs de 500 gr. bien cuits et bien condilionnés. » (D’où 100 kilogr. de farine rendraient 125 kilogr. de pain). Les mêmes expériences ont démontré que 50 kilogr. de farine de 2e qualité, employée à fabriquer des pains de 1 kilogr. et 1/2 à 6 kilogr. en forme de cordets ou couronnes, rendent en moyenne 67 kilogr. de pain bien cuit. » (D’où 100 kilogr. de farine rendraient 134 kilogr. de pain.) — DALLOZ, Répertoire de Jurisprudence, au mot Boulangers.
(9) Vendent – En 1817, des épreuves faites à Valence, en présence du maire et de commissaires choisis dans le conseil municipal et parmi les boulangers, constatèreut que chaque boulanger cuisait « pour son compte, en deux » fournées par jour, 133 pains de 500 grammes; que les frais et indemnités » relatifs à cette quantité arrivaient à 5 fr. 09 c, ce qui fait 4 fr. 80 c.pour » 62 kilogr. 1/2, ou 2 fr. 40 c. par fournée. » Le conseil municipal de Valence convenait, en 1845, de la surélévation des charges et des besoins sur 1817, et qu’en portant à 3 fr. l’indemnité pour une fournée, on traitait les boulangers très-favorablement. {Rapport, p. 7.) — Courrier de la Drôme du 17 janvier 1867.)