L’Université de Valence en Dauphiné (France)





L’UNIVERSITE DE VALENCE EN DAUPHINE (FRANCE) :

d’une intention pédagogique à une intention politique.





Faut-il voir dans la création de l’Université de Valence la rencontre de deux destinées fabuleuses? Celle d’un enfant à propos duquel, à la lecture de l’Histoire, on peut s’interroger sur le rôle qu’elle lui prédestinait. Celle d’une université dont rien n’augurait qu’elle dût être là, à Valence, et encore moins qu’elle survécut aux Guerres de Religions et aux maintes attaques de la ville de Grenoble, jusqu’en 1792. Vraisemblablement pas, dans la mesure où la seconde advint de la volonté du premier ; il demeure que leurs histoires furent étonnantes, voire extraordinaires, pour le moins peu ordinaires.

Rarement une université présenta autant d’énigme ; autant que son créateur fut, lui- même, énigmatique.

Louis, devenu le dauphin Louis II, entreprit une œuvre de rénovation des institutions dauphinoises et de développement économique de la province. C’est une période passionnante, quoique assez peu étudiée, de la vie de ce roi qui permet d’écrire :  » L’administration du Dauphiné fut pour Louis un merveilleux apprentissage  » (1) , ou encore : « Il est passionnant d’étudier le comportement de Louis dans son pseudo-royaume, car on y discerne déjà ses méthodes, son style de gouvernement (2). Pour l’heure, quoi qu’il en deviendra du gouvernant que sera Louis sacré roi, il est en Dauphiné et il gouverne avec autorité, intelligence et finesse.

Dès lors qu’il rejoint le Dauphiné en 1446, la première des tâches que Louis II s’assigna fut, si l’expression nous est permise, de « remettre de l’ordre » et d’affirmer, plus qu’il ne l’avait fait entre 1440 et 1446, son autorité sur la province ; ce qui entraîna  » le passage de la principauté à la province « (3) . Cela était sans doute d’autant plus important que le Valentinois avait définitivement rejoint le Dauphiné à la suite du traité de Chinon de 1446. Ainsi Louis II fit plier, les uns après les autres, les seigneurs, à l’exception des évêques de Gap et d’Embrun, et réforma les institutions, en même temps qu’il tenta de développer l’économie de la province.

Le Dauphiné de Louis II avait besoin de juristes, ce que plusieurs fois le dauphin indiqua dans des actes comme l’édit du 12 août 1445 (4) : « … chaque jugerie ou circonscription judiciaire devra être pourvue de juges, procureurs et autres officiers, gens habiles et capables … » ou celui du 7 mai 1446 (5) : « … à l’avenir nul ne pourrait exercer les fonctions de notaire sans avoir été, après examen, approuvé et créé par autorité delphinale… »

L’alternative, dans ce cas, est simple : soit on en forme, soit on en fait venir. Il nous semble que, dans les dispositions d’esprit qui étaient celles de Louis II, il ne pouvait pas envisager de recourir à trop de juristes formés dans des universités sur lesquelles il n’aurait que peu ou prou la maîtrise. Comment, d’ailleurs, aurait-il pu accepter quelqu’un de l’université de Paris, dont les régents furent jadis si proches des Anglais?

Restait donc à créer une université dauphinoise. Ce fut fait en 1452.

  » Considérant qu’il n’est rien de plus utile au genre humain que la science, nous entendons, en vue de sa perpétuelle conservation et de son progrès, créer dans les terres de notre obéissance une université où les étudiants soient illuminés de la doctrine, afin que, devenus doctes, ils brillent dans notre patrie comme la splendeur du firmament. Et puisque, entre toutes les autres cités, notre cité de Valence à l’excellence du site, qu’elle est un lieu insigne, d’accès facile, qu’elle renferme des logements décents en beaucoup de maisons pour y recevoir à souhait de nombreux étudiants, qu’elle est en une région peu accidentée et fertile, où l’on respire un air salubre, tout près de fleuves navigables aptes à procurer à ces étudiants avec facilité et abondance les vivres et autres nécessités, Valence, dis-je, nous paraît des plus propres à recevoir l’Université que nous avons l’intention de créer  » (6) .

Si une création, par le dauphin, d’une université en Dauphiné s’explique par l’histoire que nous venons de voir, son implantation à Valence demeure plus incompréhensible. Aux explications que l’on peut relever dans le texte précédent, nous pourrions en ajouter deux :

– la volonté de Louis II de favoriser les villes ; de ce fait, ayant installé deux cours à Grenoble, il lui fallait donner quelque chose à Valence, d’autant que le rattachement de la ville au Dauphiné était encore chose fraîche,

– la passion que Louis vouait à cette ville, où il fit construire une maison delphinale et cela même si La-Côte-Saint-André demeurait sa résidence principale ; mais Nicolas Chorier n’écrivit-il pas :  » il [Louis II] goûtait la douceur des mœurs de ses habitants et les beautés de son territoire « , en parlant de Valence.

Au 15° siècle, Valence était une ville prospère, que sa situation géographique privilégiée au confluent de l’Isère et du Rhône, ouvrait à tous les transits commerciaux. Charles VII ne s’y était pas trompé, il avait permis à la ville de tenir deux grandes foires , ce qui, en complément des lettres patentes de 1423, autorisant les marchands de tous pays à traverser et à négocier dans le royaume et réglementant avantageusement le commerce du sel et son transport par la voie fluviale du Rhône, ne pouvait qu’être favorable à Valence. Pareillement, cette ville recevait par l’Isère les bois des Alpes arrivés par flottage, et les produits des forges de Chartreuse et d’Allevard. Le bois continuait sa route vers le sud pour la construction navale, le fer rejoignait Saint-Etienne. Donc si, au moins jusqu’au 16° siècle, Valence ne se différencie pas des autres villes dauphinoises, c’est à dire en ne possédant pas « d’industries » capables de la nourrir, du moins elle développa une activité commerciale prolifique.

De ce fait, il apparut dans la cité une bourgeoisie influente mais qui souffrait beaucoup de l’emprise de l’évêque, maître de la ville. Celle-ci ne faisait pas partie de la succession du dernier comte de Valentinois qui avait permis au dauphin Louis II de rattacher le Valentinois-Diois au Dauphiné, et on sait les difficultés auxquelles Louis II se heurta face à l’évêque de Valence. C’est dire que le dauphin ne rencontra vraisemblablement pas d’obstacle pour s’attacher les bonnes grâces de la bourgeoisie valentinoise, ce que rappelle André Blanc (7) :  » Cependant la ville, dépendance épiscopale, ne faisant pas partie de la succession, l’occasion était trop tentante pour ne pas trouver des solutions qui estomperaient le pouvoir temporel du seigneur prélat. Les Valentinois, bien préparés, firent bon accueil à ce nouveau maître dont la politique leur était profitable et n’hésitèrent pas, en 1451, à placer les armes du Dauphin sur les principales portes de la cité « , ce qui est confirmé par les comptes consulaires de 1451 (8) où on peut lire que la ville avait dépensé « 12 florins pour la peinture des armes du dauphin sur les portes Saunière et Tourdéon « .

Finalement, tout poussait le dauphin à fonder son université à Valence, mais ne trouve-t-on pas là matière, pour les Grenoblois, à jalouser les Valentinois? Comment pourrait-il se faire que la ville capitale de la province ne possédât point l’université de ladite province, là où se formerait l’élite provinciale? D’autant que Humbert II avait fondé une université à Grenoble en 1339, et que son acte de fondation mentionne  » qu’il y aura toujours  » une université à Grenoble ( ut in ca essent perpetuo ) (9) . Cependant, cette université semble ne jamais avoir été créée, comme l’indique le discours de Jacques Chevalier (10) :  » Mais d’université vivante, d’université enseignante à proprement parler, il n’y avait pas en Dauphiné à cette date, et c’est pour remédier à cette carence que furent signées à Valence même le 26 juillet 1452 les lettres patentes du dauphin Louis II, créant et instituant une université d’étudiants composée des facultés de théologie, de droit canonique et civil, de médecine et des arts, avec les privilèges et franchises des Universités d’Orléans, Toulouse et Montpellier … ».

On voit poindre le terreau d’un conflit entre les deux villes, d’autant, comme l’écrivit Berriat-Saint-Prix, qu’on ne pouvait pas priver Grenoble de son université sans porter atteinte à l’acte du Transport du Dauphiné. Pourtant, tout se passa, semble-t-il, sans tension : à Valence l’Université, à Grenoble les Cours, jusqu’au 1er septembre 1542, où François de Bourbon, gouverneur du Dauphiné, demanda, sur l’insistance des consuls de Grenoble, le rétablissement de l’Université à Grenoble.

Le temps qui a séparé la fondation de l’université de Valence jusqu’au moment où Grenoble réclame pour la première fois qu’elle lui soit rendue : quatre-vingt dix ans, soit près d’un siècle, interroge celui qui parcourt cette histoire, d’autant que la querelle entre les deux villes durera, à partir de 1542, jusqu’à la fermeture de l’université de Valence, pour cause de Révolution, en 1792.

Ainsi, dans l’histoire de l’université de Valence, nous allons de l’étonnement au paradoxe. La surprise est celle de voir le dauphin Louis II créer une université à Valence plutôt qu’à Grenoble. Une surprise qui, même si elle rencontre des explications plausibles, n’en constitue pas moins les prémisses d’un paradoxe plus vaste : pourquoi cette université que rien ne prédisposait qu’elle dût être créée à Valence, s’y maintînt-elle?

Des individus se mobilisèrent pour tenter de « déplacer » l’université, d’autres résistèrent. L’université demeura à Valence. Elle se développa entre des forces opposées et contradictoires qui furent en jeu au cours des siècles. On peut percevoir combien l’université s’inscrivait dans un système de jeux de pouvoirs et de conflits d’intérêts au sein d’un tissu de transformations sociales. En cela l’université représente bien une forme sociale au sens qu’en donnait Simmel (11) :  » Si les êtres humains se réunissent en groupements économiques ou en clans familiaux, en associations culturelles ou en confraternités du sang, il faut y voir certainement la conséquence de nécessités et d’intérêts spéciaux « , ce qui lui permet de confirmer la socialisation comme étant « une forme » :  » La socialisation est donc une forme qui se réalise suivant d’innombrables manières différentes, grâce auxquelles les individus, en vertu d’intérêts sensibles ou idéaux, momentanés ou durables, conscients ou inconscients- se soudent en une unité au sein de laquelle ces intérêts se réalisent  » (12).

L’étude de l’histoire de l’université de Valence et, plus particulièrement, du conflit qui opposa les villes de Valence et de Grenoble à propos de son implantation, montre comment cette université a évolué entre une intention pédagogique, à sa création, et une volonté politique, au cours de l’histoire, ce qui lui a permis de se maintenir, dans un système de tensions et, contre toute attente, à Valence.
 

Ainsi on peut y voir des groupements d’intérêts différents s’opposer ou, au contraire, faire alliance. On peut considérer que les intérêts de la ville de Valence ne se trouvaient pas dans le développement pédagogique de l’université au sens où celle-ci était un lieu de fabrication et de transmission de la science, dans la mesure où pour satisfaire ce qui aurait pu être un besoin en «hommes de loi», ce besoin aurait pu être satisfait par un apport à partir d’autres universités, notamment celles transalpines. Pourtant l’intérêt de la ville va rejoindre celui, purement pédagogique, de l’université lorsque celle-ci, en défaillance financière, aura besoin d’argent. Ainsi la ville de Valence acquit la maison qui abritait l’université en 1460. Dès lors, dans ce que Simmel aurait appelé « une conséquence de nécessités et d’intérêt spéciaux », née une association forte entre la ville de Valence, représentée par ses syndics, et l’université portée par les régents. Au fil de l’histoire on pourra voir combien, souvent, syndics et régents, se ligueront contre des adversaires divers pour sauvegarder leurs intérêts réciproques. Par exemple, à la fin du 15eme siècle les syndics contesteront les privilèges accordés à l’université, notamment ceux qui tendent à les exclure de tout droit de regard sur son fonctionnement ainsi que de la participation aux examen et de la perception des droits y afférents, en même temps que les régents tentaient d’écarter l’évêque, chancelier de l’université, de toute gouvernance sur celle-ci. L’ennemi était commun : l’évêque. Pour faire prévaloir un droit intangible sur l’université, la ville alla bien au-delà de l’achat d’une maison ; elle assurait la rétribution des professeurs. Il est vrai que la cité trouvait dans la présence d’une université dotée de professeurs célèbres des intérêts économiques importants comme le signale François Belleforest dans sa Cosmographie Universelle de 1575 : «… y affluent des écoliers de toutes parts à cause du grand savoir de messieurs les régents Jacques Cujas et François Roaldes …» ; on entrevoit par là les incidences sur l’immobilier (les étudiants devaient se loger), sur les commerces de l’alimentation … et sur les tavernes (on sait par les rapports de police la propension qu’ils avaient à s’amuser).

Jacques Cujas professeur à Valence de 1558 à1559


Au moment où l’université de Valence, qui fut longue à démarrer, arrivait à une sorte d’apogée, celle de Grenoble réapparaît, surgit de ses cendres et tente d’attirer à elle les professeurs les plus célèbres, allant jusqu’à débaucher ceux qui professaient à Valence comme Govéa. Il fallut toute l’influence de l’évêque de Valence, Jean de Montluc, bien introduit à la cour de France et auprès de Catherine de Médicis, pour faire taire les prétentions grenobloises à propos desquelles il serait hasardeux d’être trop précis sur leurs origines : intérêt pédagogique, intérêt économique ou lutte d’influence.

Finalement Valence gagna cette première bataille et les deux universités furent fusionnées et s’installèrent à Valence. L’université vécut alors au gré des guerres de religion et du développement économique de la cité qui ne permit pas toujours d’y attirer de célèbres professeurs, en outre que l’ouverture de nombreuses universités en Europe éloigna d’elle les étudiants. Elle connut donc, au 17eme siècle, un déclin que décrit Abraham Golnitz en 1628 : « Aujourd’hui, les classes de cette commune n’ont plus ni éclat, ni renommée ; le nombre des étudiants ne va plus en augmentant, cette fleur du siècle dernier est maintenant flétrie », ce qui mit l’université de Valence au centre d’un concert de critiques que résume Pilot de Thorey en rapportant qu’au Parlement de Grenoble on s’exprimait ainsi :
« c’est un avocat de Valence, longue robe, courte science ». Il était donc inéluctable que le 18eme siècle vit resurgir les attaques de Grenoble contre Valence, d’autant qu’à cette époque le Dauphiné vécut, avec l’arrivée de l’intendant Fontanieu, une restructuration de son organisation administrative et économique. Il mit en place une véritable politique d’aménagement du territoire en œuvrant au développement de l’industrie et de l’agriculture, en remodelant le réseau des voies de communication… C’est dans ce cadre géopolitique qu’il proposa à nouveau le transfert de l’université vers Grenoble. Cette dernière étant la capitale de la province, il était naturelle qu’y fut installée l’université : « il faut remettre les chose dans l’ordre que la nature semble lui avoir prescrit », écrivait-il dans un rapport adressé au roi. Le rattachement de la principauté d’Orange, elle-même dotée d’une université, rendait encore plus prégnante la question du transfert de l’université de Valence : Valence et Orange n’étaient-elles pas trop proches l’une de l’autre ? C’est d’ailleurs sur ce fait que s’appuiera la commission créée en 1732 pour prendre une décision.

Une décision bien diplomatique : à défaut du transfert de toute l’université, elle recommandait le seul transfert de la faculté de droit, à l’instar de ce qui s’était passé entre Nantes et Rennes, ou la création d’une faculté de droit à Grenoble comme il avait été fait à Dijon en 1722. Ce qui fit écrire à un des membres de la commission, Aguesseau : « cet expédient ferait cesser presque entièrement toutes les difficultés qu’on peut craindre de la part de l’évêque (qui aurait perdu de nombreux revenus), de l’université et de la ville de Valence. Tout ce qu’on peut y opposer est qu’il sera peut être bien difficile que la même province fournisse à deux facultés un aussi grand nombre de bons sujets que les places de professeurs et de docteurs agrégés dans les deux facultés en demandent »

Malgré les attaques, malgré les procès, malgré les décisions des cours et des commissions d’enquête, l’université demeurera à Valence jusqu’à ce que la Révolution l’éteignit, en 1792, comme elle le fit pour les autres, mais celle de Valence ne revit pas le jour au 19eme siècle.

Nous pouvons trouver une synthèse de l’explication de ce maintien, envers et contre tout, d’une université à Valence dans l’analyse de René Favier (13) pour qui le Parlement de Grenoble fondait ses arguments pour revendiquer son transfert, sur une triple logique :

– logique fonctionnelle,
– logique des dénonciations des abus,
– logique de la nécessité sociale.

Ces logiques si elles possèdent un caractère politique ou géo-politique, ne font appel à aucun caractère pédagogique.


Jean-Jacques LATOUILLE




Notes :

1 – Apprentissage – P.M.Kendal – Louis XI, p 55
2 – Gouvernement – G.Bordonove – , Louis XI, p 44
3 – Province – Expression de Vital Chomel dans histoire du Dauphiné .
4 – Août 1445 – Archives départementales de l’Isère – B3180
5 – Mai 1446 – Archives départementales de l’Isère – B3311
6 – Intention de créer – Cité par Jaques Chevalier, doyen de la faculté des lettres de Grenoble, dans son discours à l’occasion de « la cérémonie commémorative de l’Université de Valence » à Grenoble en 1939, dans le cadre des fêtes du sixième centenaire de l’université de Grenoble.
7 – André Blanc, la vie dans le Valentinois sous les Rois de France, p16
8 – Comptes consulaires – Archives communales de Valence : CC29
9 – ut in ca essent perpetuo – Berriat ST Prix, histoire de l’ancienne université de Grenoble,
10 – Jacques Chevalier doyen de la faculté des lettres de Grenoble, dans son discours à l’occasion de « la cérémonie commémorative de l’Université de Valence » à Grenoble en 1939, dans le cadre des fêtes du sixième centenaire de l’université de Grenoble
11 – Simmel – G.Simmel, sociologie et épistémologie, PUF, Paris, 1981, 91, p124
12 – Réalisent – G.Simmel, sociologie et épistémologie, PUF, Paris, 1981, 1991, p122
13 – René Favier, Valence ou Grenoble ? la question universitaire en Dauphiné au 18eme siècle, actes du 108eme congrès national des sociétés savantes, Grenoble, 1983