Theutobocus

L’énigme du géant Theutobocus



Le 11 janvier 1613, des ouvriers qui travaillaient dans une sablonnière dauphinoise voisine du château de Chaumont, à proximité des villes de Montricaut et de Serre, non loin de Romans, exhumaient d’étranges ossements à environ six mètres de profondeur. Du sable ils extraient plusieurs ossements, notamment deux vertèbres, deux morceaux de mandibule portant deux dents complètes et les fragments ou racines de quatre autres, ainsi que quelques os du pied et de la jambe. Le squelette aurait été couché dans un tombeau de briques, avec un chapiteau de pierre grise sur laquelle était gravé : Theutobocus rex. Enfin, les os auraient déterminé une taille de plus de 10 mètres.

Tout ceci présente une particularité notable : les dimensions des os sont très supérieures à celles que l’on trouverait dans le squelette d’un humain. Un témoin de l’époque rapporte que  » l’os de la jambe ou de la cuisse était de plus de cinq ou six pieds de hauteur, ou d’environ, et de grosseur à proportion ». Le système métrique est loin d’être inventé et le pied de l’époque, en France, mesure 32,6 cm, ce qui donne un os de presque 2 mètres de long. – (voir le texte d’origine : Discours véritable de la vie, mort, et des os du géant Theutobocus) –

Après les avoir examinés attentivement, un chirurgien de Beaurepaire, Mazuyer, déclara qu’il s’agissait des restes d’un géant de dix mètres. Dans une surenchère étonnante, il précisa même que ces restes étaient ceux du fameux Theutobocus, un roi des Cimbres et des Teutons qui s’était jadis illustré dans une bataille contre le général romain Caius Marius, battu et fait prisonnier en 102 av. J.-C. près de l’actuelle Aix-en-Provence. Un roi que l’historien romain Florus représente comme un véritable géant. Ecrivant plus de deux siècles après la bataille d’Aix, Florus assure que Teutobochus « devint, par sa taille gigantesque qui s’élevait au-dessus même des trophées, le plus bel ornement du triomphe », lorsque Marius revint en vainqueur à Rome.

Les os furent portés le 20 juillet à Paris, où l’intendant des médailles et antiques du roi fit un récépissé, puis à la Cour où le jeune Louis XIII à Fontainebleau, s’étonna que de tels hommes aient vécu. L’archéologie venait de faire une intrusion fracassante dans l’histoire. Mais en se plaçant sous l’égide du fabuleux, elle fortifiait un certain nombre de mythes relatifs, notamment, à l’existence d’une hypothétique race de géants. Il est vrai que les géants, comme les nains, cristallisaient depuis longtemps la curiosité du public, faisant surgir une cohorte de phantasmes dont certains devaient survivre jusqu’au XIXe siècle.

Dès la trouvaille, la supercherie fut envisagée. L’affaire fit grand bruit et la possibilité de l’existence historique de géants fut combattue par Jean Riolan, professeur au Collège royal et à la Faculté de médecine de Paris. Il va s’élever contre la thèse du géant au cours d’une longue querelle avec le chirurgien Nicolas Habicot qui soutient son confrère Pierre Mazuyer.

Jean Riolan va, jusqu’en 1618, s’élever contre la thèse du géant au cours d’une longue querelle avec le chirurgien Nicolas Habicot qui soutient son confrère Pierre Mazuyer. La dispute n’a pas grand chose de savant et vire à la bagarre entre la corporation des médecins et celle des barbiers-chirurgiens mais, tout de même, spécialiste d’anatomie, Riolan sait qu’il  n’existe aucun exemple d’homme ayant atteint ne serait-ce que la moitié de la taille du prétendu Teutobochus. Il crie à la falsification et tente d’avoir un raisonnement scientifique : il suppose que les ossements en question sont plutôt ceux d’un très gros animal, éléphant ou baleine, enfouis dans la sablonnière depuis très longtemps. L’hypothèse est d’autant plus audacieuse que, bien évidemment, la paléontologie n’existe pas encore et qu’on a probablement du mal, à l’époque, à comprendre comment un fossile d’éléphant, animal africain ou asiatique, ou de baleine, mammifère marin, a bien pu arriver dans le Bas-Dauphiné.

Après 1618, la querelle s’éteint. Le mystère reste entier pendant plus de deux siècles, jusqu’à ce que l’on retrouve, en 1832 dans un grenier à Bordeaux, une grande partie des ossements attribués à Teutobochus, qui sont envoyés au Muséum d’histoire naturelle de Paris.

Ils furent considérés par les scientifiques de l’époque et en particulier le zoologiste et anatomiste Henri-Marie Ducrotay de Blainville comme ceux d’un mastodonte des temps antédiluviens.

Ducrotay de Blainville explique que « la structure des dents formant une couronne hérissée de plusieurs rangées de tubercules en mamelons, et portée par de véritables racines, ne peut laisser aucun doute sur le genre de mammifères auquel ces ossements ont appartenu : c’était un mastodonte », le Dinothère ou Deinotherium, un proboscidien disparu. ( voir Discours véritable sur la vieet la mort ..;)

La supercherie aurait été organisée par Mazuyer, chirurgien à Beaurepaire, et par David Bertrand (ou Chenevier,) notaire, les auteurs de la prétendue découverte. Ils comprennent vite le parti qu’il peut tirer de cette découverte étonnante en la transformant en attraction de foire. Le bruit court ainsi qu’une pierre tombale, gravée de l’inscription en latin « Theutobochus rex », accompagnait les ossements et que l’on a aussi retrouvé des médailles romaines.

Quant au corps du véritable Teutobochus, nul ne sait ce qu’il est advenu de lui.



Discours véritable de la vie, mort, et des os du géant Theutobocus

1613

Discours veritable de la vie, mort, et des os du Geant Theutobocus, roy des Theutons, Cimbres et Ambrosins, lequel fut deffaict 105 ans avant la venue de nostre Seigneur Jesus-Christ.

Avec son armée, qui estoit en nombre de quatre cents mille combatans, deffaicte par Marius, consul romain, et fust enterré près un chasteau nommé Chaumon, et à present Langon, proche la ville de Romans, en Daulphiné.

Là où on a trouvé sa tumbe, de la longueur de trente pieds, sur laquelle son nom estoit escrit en lettre romaine, et les os tirez excèdent 25 pieds, y ayant une des dents d’yceluy pesant 11 livres, comme au vray on vous les fera voir en ceste ville, qui est du tout monstrueux tant en hauteur qu’en grosseur.

À Lyon, par Jean Poyet, 1613.
Avec Permission1.

Entre tous les effects que ceste grande mère et ouvrière de toutes choses de nature a jamais produict en ce bas univers, l’enorme grandeur de certaines personnes, vulgairement appelées geants, a toujours tenu le plus haut rang et degré sur le theatre des merveilles ; tesmoins en sont les Sainctes Escriptures en la destruction de ceste tour de confusion, je dis la tour de Babel ; tesmoin les poëtes en leurs gigantomachies, tesmoin l’admiration avec laquelle les historiens vont descrivant ces estranges colosses, tesmoin enfin l’ethimologie de leur nom de geant, qui ne veut dire autre chose que fils de la terre ; comme s’il n’eust pas esté au pouvoir des hommes de les engendrer ; ce qui fait dire à Juvenal : Unde fit ut malim fraterculus esse gigantum.

Voulant exprimer une race obscure et incognuë comme n’ayant esté produicte que de la terre ; et, qui plus est, ceux qui n’ont point voulu ramper si bas ont bien osé asseurer que leurs progeniteurs n’avoyent esté autres que les genies et demons, comme si ceste generation estoit impossible aux hommes, et comme si la nature n’avait autre remède pour eslever si haut ces estranges colosses. N’est-il bien vraysemblable que ceste grande architecture ne leur aye peu fournir une extrême chaleur et humeur tout ensemble, vrais instruments et vrayes causes de ceste enorme grandeur, et par ce moyen mettre en practique l’axiôme : Operatur natura quantum, et quandiu potest, sans neantmoins faire aucun sault ab extremis ad extrema : natura enim in suis operationibus non facit saltum.

Il est donc vray, et qu’il y peust avoir eu des geants sur la terre, et qu’ils ont peu avoir pour progeniteurs des hommes, non seulement devant le deluge, ains longtemps après ; et à ce propos, avant que passer aux profanes, faict pour moy le docte S. Augustin, quand il va racontant qu’un peu auparavant la ruine que firent les Gots, il y eust à Rome une femme de la grandeur d’un geant, les parens de laquelle n’outrepassoyent point la mesure commune de la stature des autres hommes. Et de faict, d’où auroit esté engendré un Goliath, de quel ciel seroit tombé Og, roy de Basan, le premier estant grand de six coudées et une palme, selon Samuel, et le lict du second, qui estoit de fer, ayant neuf coudées de longueur, la coudée, selon la supputation des Grecs, estant de deux pieds, et, selon les Latins, d’un pied et demy ? Davantage, ne vois-je pas les Israëlites ne sembler que sauterelles à comparaison des Amachins ? N’entends-je pas toute l’antiquité proclamer contre ceux qui, d’une arrogance plus que terrestre, osent nier avoir jamais marché sur la terre des hommes de telle grandeur ? Et en premier lieu Plutarque, en la vie et l’ame de l’antiquité, recite que Sertorius, estant entré en la ville de Tingien, en laquelle, selon les Lybiens, il avait ouy dire que le corps d’Athènes estoit, ce que ne pouvant croire pour la grandeur de la sepulture, le fit descouvrir et ouvrir, et ayant trouvé un corps d’homme de trente coudées de long, en demeura grandement esmerveillé, et, après avoir immolé dessus une hostie, fit recouvrir et refermer le tumbeau. Pline, curieux en la recerche des choses naturelles, nous en presentera le second, disant qu’en Crète, maintenant nommée Candie, un grand terre tremble estant excité, et une montagne abatuë et renversée, on trouva le corps d’un homme droict estant de quarante-six coudées, lequel quelques uns ont voulu dire estre le corps d’Orion, les autres d’Othion. Philostrate, en ses Héroïques, nous en va descrivant trois en semblable grandeur pour le moins, non de moindre admiration, le tect de la teste d’un desquels il raconte n’avoir peu remplir du tout de vin avec soixante-douze pintes candiotes. Quelques-uns en ont voulu descrire, le premier de la hauteur de trente coudées, le second de vingt-deux et le troisiesme de douze ; mais d’autant qu’il ne va exprimant que la grandeur de celuy qui fust trouvé en l’isle de Cos, qu’il dit estre de dix-huit pieds, ne faisant aucune mention de la hauteur de celuy de Lemnos, trouvé par Menocrates, ni aussi de celuy qui fut descouvert en l’isle d’Imbos. N’ayant deliberé d’apporter icy que les choses plus averées, je me contenteray seulement de demeurer avec Philostrate. Enfin les historiens nous en produisent une infinité d’autres, comme celuy qui fust trouvé en Cicile, de quarante pieds ; comme le corps d’Orestes, tiré hors par le commandement de l’oracle, estant de sept coudées ; comme celuy duquel il y a encore quelques ossements à Valence ; comme ceste femme de Cilicie, que descrit Zonatus en la vie de l’empereur Justin Thracian, qui en hauteur surpassoit plus que d’une coudée les plus grands hommes que l’on luy eust peu presenter ; comme enfin un des deux Maximiens, empereurs, lequel, au rapport de Julius Capitolinus, en sa vie, selon Cordus, se servoit du brasselet de sa femme pour anneau, tiroit et comme ravissoit après soy les carroces et chargées, brisoit et pulverisoit entre ses doigts la pierre nommée thopase, mangeoit quarante et soixante livres de chair, beuvoit une certaine mesure nommée amphora capitolina, lassoit quinze, vingt et trente soldats, et à la luicte en renversoit dix en un corps ; bref, exerçoit une infinité d’autres actes qui ne peuvent signifier en luy qu’une estrange grandeur. Je n’aurois jamais faict, et me perdrois au desnombrement de ces enormes colosses si je voulois rechercher tout ce que l’histoire, mémoire du temps, nous en a laissé une chose seule ; ne puis-je pas passer soubs silence, à sçavoir, combien grande devoit être la force de Turnus quand il jetta ceste pierre contre Ænée, sur laquelle Virgile dit que douze hommes de front se pouvoyent coucher, par ces vers :

Saxum immane ingens, campo qui forte jacebat
Limes agro positus, litem ut discerneret arvis :
Vix illud lecti bis sex service subirent,
Qualia nunc hominum producit corpora Tellus,
llle manu raptum trepida torquebat in hostem.

Mais pourquoy prens-je tant de peine à vous representer devant les yeux ces grands corps comme par une image, puis que M. de Langon, gentilhomme daulphinois, en a descouvert un reel et naturel sur ses terres, que toute la France a devant les yeux ; un, dis-je, sinon grand de soixante coudées, comme un Antheus ; sinon de quarante-six, comme un Orion et autres, neantmoins ne peut que ravir de grande admiration ceux qui auront ce bonheur que de le voir, sinon à tout le moins les principaux ossements, qui par leur grandeur le nous representent, et font juger à l’œil pour le moins de la grandeur de vingt pieds l’os de la cuisse et de la jambe devant qu’estre aucunement rompus conjoincts ensemble, venans jusques à la grandeur de neuf pieds, quoy que desnué et de joinctures du pied et semblables aux autres choses. Mais ne nous enquerons pas seulement quelle est sa grandeur, cerchons ce qui pourra estre dit de son nom. Outre qu’il s’est trouvé sur sa tumbe le nom de Theutobocus, Flore le vous enseignera en son 3 livre, chap. 3, de la Guerre des Cimbres, Teutons et Tigurins, descrivant son estrange grandeur, en ce qu’il estoit eminent de beaucoup par dessus les trophées, et qu’il passoit par dessus quatre et six chevaux. Voicy ce qu’il en dit :

Certe Rex ipse Theutobocus quaternos senosque equos transilire solitus, vix unum cum fugeret ascendit, proximoque in saltu comprehensus insigne spectaculum triumphi fuit, quippe vir proceritatis eximia super trophea ipsa eminebat2.

Mais à celle fin de rechercher l’histoire un peu plus haut, l’on peut sçavoir que l’an 642 de la ville de Rome bastie, et le 105 devant l’incarnation de nostre Sauveur, les Cimbres, Teutons, Tigurins et Ambrons, quittans leur païs, soit pour le ravage d’eaux que de la rner occeane, par son exondation, avait faict, comme veut Florus, soit par la resolution de renverser et destruire du tout l’empire romain, comme dit Oriosus, ou à autre but et intention ayant faict et composé une grande et grosse armée, vindrent attaquer le camp de Marius, posé non guères loin de la conjunction du Rhosne et de Lysère, et, après avoir combatu quelques jours, ayant faict trois trouppes, quelques-uns prindrent le chemin de l’Italie et donnèrent loisir à Marius de changer son camp et le loger en un lieu plus avantageux, le campant sur une petite couline eminente sur les ennemis ; ce qu’ayant fait, et estant venu aux mains, la victoire estant demeurée neutre jusques à midy, enfin la chance se tourna sur les Tigurins et Ambrons ; de telle façon qu’à grand’ peine s’en estant sauvé trois mille, il en demeura sur les carreaux deux cents mille armés et huictante mille prisonniers, entre lesquels leur roy Theutobocus rendit le trophée insigne par sa mort. Les femmes, d’ailleurs, n’ayant peu obtenir la demande faicte à Marius, qui consistoit en la liberté et au moyen de pouvoir servir à leurs dieux, après avoir donné de leurs enfants contre les murailles, en partie s’entretuèrent par ensemble, en partie se pandirent, ayant faict des cordes de leurs cheveux. Et voilà ce qu’en dit Orosée au lieu sus alegué. Je sçay bien que quelques-uns, sous l’authorité de Plutarque et Florus, m’objecteront que Marius defit ces troupes à Aix et à Marseille, et que mesmes les Marsiliens fermèrent leurs vignes d’hayes faictes des os des morts, tant fust grande la desconfiture. Mais à cela le grand nombre de gens duquel estoit composée ceste armée fait voir clairement que Marius ne les deffit pas tous à une fois ; outre que, puis que nous avons des-jà dit qu’ils se despartirent en trois troupes, l’une prenant le chemin de l’Italie, l’autre tenant de près Marius, il est probable que la troisième fust celle-là que Plutarque dit avoir esté deffaicte à Aix et à Marseille ; et quoy que Florus confonde la mort de Theutobocus avec la deffaicte que le dit Marius fit à Aix, neantmoins, tant parce que ceux-cy estoyent vrayement de ses gens, et pour l’authorité d’Orose, que d’autant que nous trouvons la grandeur specifiée par Florus, l’on ne peut que l’on ne concède nostre geant estre le vray Theutobocus. Et combien que n’aurions pas ceste preuve qu’ils ayent esté deffaicts proche du chasteau de Chaumon, dit maintenant Langon, neantmoins les medailles qui se sont trouvées dans sa tumbe, outre que le nom de Marius y est demonstré par une semblable figure3 si est-ce qu’à cause de la ressemblance qu’elles ont avec celles de l’amphitheâtre d’Orange, dit de Marius4, tout soupçon est osté à ceux qui seront si opiniastres que de n’en vouloir rien croire, si toutesfois il y peut avoir de ces geants encor en ce temps, je veux dire des cœurs et jugements si terrestres. Puis donc qu’il conste asses suffisamment de son nom, parlons plus particulièrement de quelques autres parties de son corps, et accomplissons la prophétie de Virgile, Grandiaq’ effossis mirabitur ossa sepulchris.

Et entre autres ne laissons pas eschapper les dents, desquelles tant s’en faut que nous en disions ce que dit le docte S. Augustin de la dent qu’il vit au bord de la mer de la cité d’Utique, laquelle on pouvoit juger estre cent fois plus grande que chascune des dents de nostre aage, qu’au contraire j’oseray doubler le nombre en la moindre de celles de nostre Theutobocus, desquels une chascune de celles que nous avons à les voir ressemblent entièrement, et en forme et en grandeur, le pied d’un taureau de vingt mois5 ; que, si l’on peut juger du lyon par l’ongle, je vous laisse à penser quelle gorge de four il devoit avoir ; et afin de n’estre plus long, laissant la description d’une partie d’une coste et de l’espaule, et semblables autres ossements que l’on pourra facilement voir, je parleray seulement de l’espesseur des vertèbres de l’espine du dos, par la dimension desquelles l’on peut sçavoir au vray combien estoit haut eslevé nostre grand corps ; et je croy qu’il n’y a personne qui, estant tant soit peu entendu en ces choses, ne le juge surpasser vingt-cinq pieds, une chacune des vertèbres estant plus espesse de beaucoup que la grandeur de la tierce partie d’un pied, voire approchant le demy pied devant qu’estre rien rompues. Je laisse maintenant au lecteur à faire la supputation, y ayant vingt-huit vertèbres outre les trois de la queue, dictes similitudinaires, et je m’asseure et ose encore bien dire cela, qu’on trouvera qu’il ne dement aucunement sa tumbe, qu’on a trouvé grande de trente pieds6.

Voilà ce que, selon mon incapacité, je vous ai peu dire de Theutobocus, roy, sinon du tout, au moins d’une partie des Tigurins, Cimbres, Teutons et Ambrons, trouvé ceste presente année mil six cens trèze, environ dix-sept et dix-huit pieds dans terre, tout auprès du chasteau autresfois dit Chaumon, maintenant Langon, auprès d’un petit tertes et coline7, tout à la plus grande gloire de Dieu et en après à l’honneur du sieur de Langon.

Par son très humble serviteur, Jacques Tissot.

Notes

1. Cette pièce se rapporte à un événement singulier qui intéresse, comme on le verra, plutôt la paléontologie que l’histoire : étrange problème, dont la solution s’est fait attendre plus de deux siècles, de 1613 à 1835, et qui aboutit, en fin de compte, à faire restituer à un mastodonte des ossements que pendant deux cents ans on avait prêtés à un géant imaginaire ! — La découverte eut lieu le 11 janvier 1613, dans le Bas-Dauphiné, à quatre lieues de Romans. Des ouvriers qui travaillaient dans une sablonnière voisine du château de Chaumont, propriété du marquis de Langon, y trouvèrent, à 17 ou 18 pieds de profondeur, un certain nombre d’ossements de grande dimension : le col de l’omoplate, deux vertèbres, la tête de l’humérus, un fragment de côte, le gros tibia, l’astragale, le calcanéum, et enfin deux mandibules, l’une avec une seule dent, l’autre avec une dent entière, les racines de deux autres de devant, et les fragments de deux dents rompues. La découverte, déjà importante, l’eût été davantage si quelques ossements n’eussent été brisés par les ouvriers ou ne fussent tombés en poussière sitôt qu’ils avoient été exposés à l’air. Aujourd’hui la science ne tarderait pas à s’emparer de pareilles dépouilles ; alors ce fut l’ignorance et le charlatanisme qui firent main-basse dessus. Les fables commencèrent à circuler ; on parla d’un tombeau où les ossements auraient été découverts, mais dont on ne retrouva jamais la moindre trace ; de médailles de Marius mêlées aux débris, et enfin d’une inscription sur pierre dure portant ces mots : Theutobochus rex. Qui donc aidait surtout à propager ces contes ? Deux individus qui s’étaient tout d’abord donné un intérêt dans l’affaire : Mazuyer, chirurgien à Beaurepaire, ville des environs, et David Bertrand ou Chenevier, qui y exerçait les fonctions de notaire. Le chirurgien se croyait avoir autorité pour attribuer les ossements à qui il lui conviendrait le mieux, et le notaire pour légaliser le certificat de cette belle attribution. Mazuyer eut part au procès-verbal qui fut dressé de la découverte, et qui, selon M. de Blainville (Écho du monde savant, 1835, p. 234), « porte lui-même des marques évidentes de supercherie. » Cet acte est signé de Mazuyer et d’un Guillaume Asselin, sieur de la Gardette, capitaine châtelain, ainsi que de Juvenet, son greffier. Comme il fallait des réclames pour faire connaître au monde l’importante trouvaille où le chirurgien et le notaire avoient placé un si bel espoir de fortune, ils y avisèrent. M. de Blainville, (id., ibid.) est d’avis que ce sont eux qui firent forger les détails contenus dans la brochure ici reproduite, « et la première qui ait été publiée sur ce sujet ». Elle fit son effet : ordre vint de la part du roi de faire transporter à Paris les ossements du roi Theutobocus, et on les expédia en toute hâte, sauf « une partie de cuisse et deux dents », qui restèrent entre les mains du marquis de Langon. Ce détail, que nous trouvons dans la Vie de Peiresc, par Requier (1770, in-8, p. 144), n’a pas été connu de M. de Blainville. Le 20 juillet, le mystérieux ossuaire arrivait à Paris, et l’intendant des médailles et antiques du roi s’empressait d’en donner un récépissé à Mazuyer et à Bertrand, dit Chenevier, qui s’étaient engagés à restituer le dépôt à M. de Langon dans les dix-huit mois, à moins, toutefois, que Sa Majesté n’en décidât autrement. La Cour était alors à Fontainebleau ; on y porta les ossements, qui étaient la grande curiosité du jour : « Il y a quelques mois, lisons-nous dans une lettre du P. Millepied au P. Louis Richeome, datée du 8 octobre 1613, qu’on porta de Paris ici, dans la chambre de la reyne, les ossements d’un géant, qu’on disoit être ceux de Teutobotus (sic), roi des Cimbres, décrit par Florus. L’os de la jambe ou de la cuisse était de plus de cinq ou six pieds de hauteur, ou d’environ, et de grosseur à proportion. Le roi, les voyant, demanda s’il y avait eu de si grands hommes. Ayant été répondu que oui : — Beaucoup de tels sujets feroient une belle armée, dit quelqu’un. — Oui, dit le roi, mais ils auroient bientôt ruiné un pays. » Un fragment de cette lettre, dont le curieux témoignage n’avait pas encore été, que je sache, invoqué comme preuve de cette histoire, se trouve dans le Dictionnaire historique de M. de Bonnegarde, à l’article Louis XIII (t. III, p. 227–228). Ceux qui avoient répondu oui, à propos de l’existence possible du géant, ne furent pas crus sur parole par tout le monde. Dans la lettre, datée du cabinet du roi, qui fut écrite à M. de Langon pour le remercier de son envoi, on ne sembla pas bien convaincu de l’identité de ces débris avec les restes du roi Theutobocus. On ne la niait pas positivement, mais on désirait voir les médailles qui avoient été, disait-on, trouvées dans le tombeau ; et l’on demandait aussi la partie du squelette restée à Langon. Tout cela, selon nous, impliquait un doute indirect. Le chirurgien Habicot ne le partageait pas. Il prit fait et cause pour son confrère le chirurgien [de] Beaurepaire, et il fit paraître, avec une dédicace au roi, sa Gigantostéologie, ou Possibilité des géants. Riolan, qui, en sa qualité de médecin, ne devait pas être d’une opinion que soutenait la corporation ennemie, riposta tout aussitôt, mais sans se nommer, par sa brochure La Gigantomachie. Réplique du parti contraire : Habicot, ou quelqu’un des siens, publia la Monomachie, sans nom d’auteur ; Riolan, piqué, nia plus hardiment. Rien qu’au titre : Imposture découverte des os humains supposés d’un géant (1614, in-8), on sent que sa seconde brochure est beaucoup plus vive et plus nette que la première. Habicot, à court d’arguments, écrit alors à Mazuyer, qui était retourné à Beaurepaire, et lui demande en hâte les certificats de la découverte, mais Mazuyer ne s’exécute pas. En juin 1618, il n’avait pas encore satisfait à la demande d’Habicot. Cependant un nouveau champion était entré dans la lice : c’était un chirurgien nommé Guillemeau, qui publia, en 1615 : Discours apologétique du géant. Riolan, resté sous les armes, mit au jour, trois ans après, la pièce capitale de ce débat, que le temps n’avait fait qu’envenimer. Après cette nouvelle brochure : Gigantologie, ou Discours sur les géants, 1618, in-8, Habicot n’avait qu’à s’avouer battu, d’autant mieux que les pièces qu’il attendait de Mazuyer ne lui étaient pas parvenues. C’est ce qu’il ne fit pas : son Antigigantologie, ou Contre-discours de la grandeur des géants, vint prouver qu’il croyoit plus que jamais à l’infaillibilité de la cause qu’il défendait. Riolan aurait cependant bien mérité de convaincre tout le monde. Quand il avait dit, dans son dernier ouvrage, que ces os n’appartenaient pas à un géant, mais à un éléphant ou à une baleine, il avait été bien près de la vérité. Peiresc avait aussi été de cet avis. (V. sa Vie par Requier, p. 148.) Ces ossements, suivant lui, étoient ceux d’un éléphant, et il pensait qu’en ces sortes de découvertes il fallait répéter ce qu’a dit Suétone de débris semblables trouvés de son temps : « Esse Capreis immanium belluarum, ferarumque prægrandia membra, quæ dicuntur gigantum ossa et arma heroum.  » (August., cap. 72.) Le silence se fit enfin sur cette grande dispute ; on ne reparla du roi Theutobocus et de ses ossements que plus de cent ans après. C’est dans une lettre, adressée le 22 décembre 1744 à l’abbé Desfontaines, et publiée au tome V de ses Jugements sur les ouvrages nouveaux, qu’il en est question. Il y est parlé de la moitié d’un os de la jambe et d’une dent, possédées encore par le petit-fils du marquis de Langon. C’était la partie des ossements qui n’avait pas été envoyée à Paris, et dont Requier nous a parlé dans la Vie de Peiresc. Qu’était devenu le reste ? On va le savoir. En 1832, un naturaliste, M. Audoin, étant à Bordeaux, apprit d’un de ses confrères, M. Jouannet, que les ossements attribués au roi Theutobocus se trouvaient depuis fort longtemps dans le grenier d’une maison de cette ville. Suivant la tradition, ils avoient été apportés par Mazuyer pour être montrés en public, mais le pauvre diable, n’ayant pas fait ses frais, les avait laissés pour compte. On ajoutait que, ce qui lui avait surtout nui, c’était la concurrence d’une troupe de comédiens alors en passage à Bordeaux, et dont le public avait préféré les farces à cette montre de vieux ossements. Cette troupe, toujours suivant la tradition, aurait été celle de Molière ; c’est des Béjard qu’on voulait dire. On sait, en effet, qu’ils allèrent à Bordeaux, sous le patronage du duc d’Épernon. Quoi qu’il en soit, lorsqu’on eut connaissance, au Muséum, de l’existence de ces débris, on pria M. Jouannet de les envoyer à Paris, ce qui fut exécuté. Grâce aux progrès qu’avait faits la science paléontologique, il fut alors facile de reconnaître que ce n’étaient ni les os d’un géant, ni même les restes d’un éléphant, comme l’avait dit Riolan, ainsi que Peiresc, et comme l’avait répété Cuvier, dont l’erreur était bien pardonnable puisqu’il n’avait pu les voir, mais les ossements d’un véritable mastodonte, « semblable, dit M. de Blainville, à celui de l’Ohio, dans l’Amérique septentrionale. » Cette découverte, dont les résultats s’étoient fait attendre deux cent vingt ans, était des plus précieuses. On ne peut même pas en citer une pareille en Europe, « puisque, dit le même savant, parmi les restes européens de mastodontes, c’est à peine si l’on cite quelques fragments de mâchoire, adhérents aux dents recueillies en grand nombre dans le midi de la France. » On peut se demander, après tout cela, si les débris retrouvés à Bordeaux sont bien ceux qui étaient provenus des fouilles faites à Chaumont. M. de Blainville n’en a jamais douté. Il s’y trouvait, il est vrai, quelques morceaux de plus, mais « cela peut tenir, dit-il, à ce que les pièces ont été mal dénommées dans le premier procès-verbal. » Quant aux morceaux manquants : l’astragale, le calcanéum et une vertèbre, leur absence s’explique encore plus aisément, puisque, ce que n’a pas dit M. de Blainville, Peiresc, sur la fin de sa vie, avait, suivant Requier (p. 148) « obtenu quelques morceaux des os prétendus du géant. » M. de Blainville conclut ainsi : « Il est à peu près hors de doute que ces ossements sont bien ceux qui ont été attribués au roi Theutobocus, car il serait bien difficile de croire qu’un second hasard aurait porté à la lumière six ou sept pièces capitales exactement les mêmes que dans le premier. » — En 1726, Scheutzer commit une erreur du même genre que celle dont nous venons de conter l’histoire. Le prétendu homme fossile trouvé dans les carrières d’Œningen, et dont il publia une description dans les Transactions philosophiques, n’était, comme le prouva Cuvier, qu’une grande salamandre.

2. C’est bien ce que dit Florus : « Le roi Theutobocus était plus haut que les trophées ; mais cela ne signifie pas, disait Peiresc, qu’il eût une taille de vingt-cinq pieds, comme le prétendaient les auteurs de la découverte. Les trophées que soutenaient, dans les ovations et les triomphes, les bras élevés de ceux qui les portaient, ne dépassaient pas douze pieds. »

3. Ici, se trouve dans la pièce originale une grossière figure de médaille où nous n’avons rien distingué, mais où, paraîtrait-il, il fallait voir un M et un A. Notre auteur veut, à cause de ces deux lettres, retrouver là des médailles de Marius. Peiresc le contestait, et avec d’excellentes raisons, d’après ce qu’on lit dans sa Vie par Requier, page 146 : « Pour ce qui est des lettres M A qui se trouvent sur le revers des médailles, disait-il, elles ne désignent pas Marius, dont le prénom Caïus n’aurait pas été omis. Elles n’ont point été mises pour le mot Marius en entier, l’usage des Romains n’étant de mettre que la seule lettre initiale. Elles marquent bien plutôt Marseille, république alors, et à laquelle cette forme de médaille d’argent était propre, comme à une ville grecque, tandis qu’elle ne l’était pas aux Romains. »

4. L’auteur veut dire l’arc de triomphe d’Orange, qui, pendant longtemps, passa pour avoir été construit en l’honneur de Marius et de sa victoire contre les Cimbres. Il est à peu près certain aujourd’hui, d’après un récent mémoire de M. Ch. Lenormant, que ce monument date du règne de Tibère, et rappelle par conséquent la victoire remportée pendant le règne de ce prince sur Sacrovir, chef des Gaulois révoltés. (V. Comptes-rendus de l’Académie des Inscript., par Ern. Desjardins, 1858, in-8, p. 232–249.)

5. Ce n ’est pas de la taille de ces dents, mais de leur structure, qu’on se préoccupa le plus lorsque ces restes furent aux mains des membres de l’Académie des sciences. C’est d’après leur forme qu’on parvint à constater d’une façon certaine à quel genre d’animal ces os devaient appartenir : « La structure des dents, dit M. de Blainville, formant une couronne hérissée de plusieurs rangées de tubercules en mamelons, et portées par de véritables racines, ne peut laisser aucun doute sur le genre de mammifères auquel ces ossements ont appartenu : c’était un mastodonte, et non un éléphant, comme M. Cuvier l’avait pensé à tort, n’ayant, il est vrai, pour porter son jugement que le poids et une appréciation grossière de la grandeur de la dent principale. Toutefois, ajoute M. de Blainville, le fait soigneusement relaté de l’existence des racines aurait pu le mettre sur la voie, et l’on conçoit comment Habicot et ses partisans avoient été portés à soutenir la supercherie de Mazuyer, en remarquant que ces dents, étant pourvues de racines et de tubercules à la couronne, avoient réellement quelque ressemblance avec des dents d’homme, surtout pour des anatomistes qui ne possédaient à cette époque aucun élément de comparaison. »

6. Riolan, dans sa Gigantologie, était bien loin de tomber d’accord de tout cela : « Pour démontrer, dit M. de Blainville, que ce n’était pas un géant de trente pieds, comme le voulait Habicot, il avait supposé, d’après la longueur des os qu’il avait examinés, et entre autres celle du fémur, ce qui était un mode de procéder fort rationnel, que l’animal ne pouvait avoir plus de douze pieds de long, et il concluait que, comme il n’était pas besoin d’un tombeau de trente pieds pour placer un corps qui ne pouvait avoir que douze ou treize pieds, le tombeau prétendu était de l’invention de Mazuyier. Habicot, au contraire, admettait ce fait comme positif ; il soutenait que le contenu devait être proportionné au contenant ; or, ce tombeau avait trente pieds, donc les ossements qu’il contenait avoient dû appartenir à un animal de cette taille. »

7. C’était, nous l’avons dit, au fond d’une sablonnière, dans un terrain d’alluvion, dit M. de Blainville. Requier (Vie de Peiresc, p. 143) remarque en outre que c’est dans la partie du Dauphiné placée entre le Rhône et l’Isère, et non loin de leur confluent. « Ce n’est pas là, disait Peiresc (id., p. 145), qu’on aurait placé un tombeau ; l’on aurait choisi un endroit sinon élevé ou pierreux, du moins qui n’eût pas été si peu solide, de peur que le monument ne fût facilement enterré ou renversé.»




Eclaircissements sur les ossements fossiles attribués au prétendu géant, le roi Theutobochus, et reconnus pour appartenir au genre mastodonte

Henri Ducrotay de Blainville

L’Écho du monde savant des 27 mars et 03 avril 1835, 1835 (p. 5-21).

M. de Blainville, en mettant sous les yeux des membres de l’Académie des ossements fossiles qui, vers le commencement du XVIIe siècle, furent par supercherie donnés comme ceux du roi Theutobochus, vaincu par Marius, est entré dans quelques détails, que, grâce à sa complaisance, nous pouvons reproduire presque textuellement.

Le vendredi 11 janvier 1613, des ouvriers, en extrayant du sable d’une sablonnière située auprès d’une masure du château de Chaumont, appartenant au marquis de Langon, à quatre lieues de Romans, entre les petites villes de Montricourt, Serres et Saint-Antoine du bas Dauphiné, découvrirent, à 17 ou 18 pieds de profondeur, un certain nombre d’ossements d’une grande dimension, et qui furent en partie brisés, soit par les ouvriers, soit par l’exposition à l’air. Voilà ce qui paraît certain ; mais il n’en est pas de même du tombeau dans lequel ces ossements furent, dit-on, trouvés avec des médailles d’argent, et une inscription portant, gravés sur une pierre dure, les mots Theutobochus rex.

Le fait en lui-même aurait sans doute passé inaperçu si un nommé Mazuyier, chirurgien de Beaurepaire, et un notaire de la même petite ville, appelé David Bertrand ou Chenevier, n’eussent conçu l’idée de tirer parti de cette découverte, probablement en les montrant pour de l’argent : aussi sont-ils fortement soupçonnés d’avoir forgé ou fait forger les détails rapportés dans une brochure (la première qui ait été publiée sur ce sujet) intitulée : Histoire véritable du géant Theutobochus, roi des Theuthons, Cimbres et Ambrosiens, défait par Marius 150 ans avant la venue de J.-C., que l’on attribue à un jésuite de Tournon, et que Mazurier distribuait à Paris.

Quoi qu’il en soit, la curiosité publique fut vivement excitée, et le bruit s’en répandit non-seulement jusqu’à Montpellier, mais encore jusqu’à Paris ; en sorte que, six mois après, la cour donna des ordres pour que ces ossements fussent transportés dans cette capitale, comme on le voit dans le récépissé donné, le 20 juillet de la même année, par l’intendant des médailles et antiques du roi, Antoine Rascatis de Bagaris, comme ayant reçu des mains des sieurs Pierre Mazuyier, chirurgien, et David Bertrand ou Chenevier, notaire, les ossements demandés, et qu’ils s’étaient obligés de rendre dix-huit mois après à M. de Langon, à moins que le roi n’en ordonnât autrement.

Les pièces remises étaient les suivantes, dans les termes mêmes du récépissé :

1er Deux pièces de mandibules, sur une desquelles il y a une dent seule, et dans l’autre il y a une dent entière avec les racines de deux autres de devant, et les fragments des deux dents rompues ;

2e Plus deux vertèbres ;

3e Le col de l’omoplate ;

4e La tête de l’humérus ;

5e Une particule d’une côte qui est allant à l’os qui est en plusieurs pièces (sans doute le sternum) ;

6e Le gros tibia ;

7e L’astragale ;

8e Le calcanéum.

Il paraît cependant que l’on croyait que M. de Langon en avait encore quelques autres, car, dans la lettre de remerciement du cabinet du roi, en date du 1er août 1613, on demande le reste des ossements trouvés en même temps que la pierre d’inscription, et même les pierres du tombeau, afin de le faire rétablir, ou du moins un dessin avec une échelle de proportion, ainsi que les médailles et le procès-verbal de la découverte.

Tout cela prouve que dès-lors, c’est-à-dire six mois seulement après celle-ci, on avait déjà des doutes sur la coexistence de ces ossements avec des médailles de Marius, et une inscription dans un tombeau de briques de 30 pieds de long sur 12 de large.

Dès-lors la question fut controversée, mais elle passa immédiatement dans celle beaucoup plus grave qui s’agitait alors entre les médecins et les chirurgiens. On oublia le fond de la question, c’est-à-dire la réalité du tombeau et de l’inscription, et l’on s’occupa d’abord de l’existence possible ou non des géants.

Habicot, célèbre chirurgien juré de l’Université de Paris, dans le but sans doute de soutenir son confrère Mazuyier, commença l’engagement par sa Giganstéologie ou Discours sur la possibilité des géants, dédiée à Louis XIII ; à quoi Riolan, sous le voile de l’anonyme, en prenant le titre d’écolier en médecine, répondit, en 1613, par une brochure intitulée Gigantomachie, et en 1614, par son Imposture découverte des os humains supposés d’un géant.

Un partisan d’Habicot, ou Habicot lui-même, répondit à ce qu’il nommait les calomnieuses inventions de la Gigantomachie, dans un écrit qu’il intitule Monomachie, mais en conservant l’anonyme.

Guillemeau, également chirurgien, prit aussi le parti d’Habicot, qu’il n’aimait cependant pas, dans son Discours apologétique des géants, publié en 1615 ; mais, tout en soutenant la possibilité de l’existence des géants, il employa d’autres raisons, admettant que les deux adversaires étaient l’un et l’autre au-dessous de pareilles questions.

Toutefois Riolan, pendant ce temps, avait préparé ses armes, et il attaqua son adversaire d’une manière plus habile et beaucoup plus forte dans sa Gigantologie ou Discours sur les géants, publié en 1618. C’est en effet dans cet ouvrage, qu’après avoir établi qu’il n’a jamais existé de géants proprement dits au-dessus de 9 à 10 pieds, il montre que les os trouvés à Chaumont ne peuvent avoir appartenu qu’à une baleine ou à un éléphant, ou que ce sont des os fossiles, et par là il entendait qu’ils s’étaient formés dans la terre.

Dès-lors, Habicot, pour se défendre, eut recours à l’auteur de la découverte. D’après des lettres qu’il a publiées dans son Anti-Gigantologie, on voit que, dès 1614, il avait demandé à Mazuyier, alors retourné à Beaurepaire, des certificats de la découverte, puisque celui-ci lui répond qu’il se propose de les lui envoyer aussitôt que M. de Langon sera de retour de Romans où il était allé. Cependant ces certificats ne furent pas envoyés, ou du moins ne le furent que plus tard ; car M. de Langon répondit à Habicot, dans une lettre également datée de 1614, que le désir qu’il a d’effectuer la volonté du roi, en lui envoyant le reste des os avec la monnaie d’argent qui s’est trouvée avec eux, a fait différer de le satisfaire ; à quoi il ajoute que ses adversaires ont tort de contester que ce soient des os humains, puisque les médecins de Montpellier et ceux de Grenoble, après les avoir examinés, soit chez lui, soit à Grenoble, où il les avait fait transporter pour la satisfaction de M. de Lesdiguieres, l’ont reconnu. Toutefois, et malgré toutes ces promesses, dans une lettre du 9 juin 1618, Mazuyier en recula encore l’exécution, fondé sur ce que le roi, disait-on, étant pour venir au mois d’août dans le pays, M. de Langon avait cru devoir reculer son voyage à Paris, où il se proposait de porter les restes des ossements et les certificats qu’Habicot demandait.

Tout cela prouve que le procès-verbal de la découverte, tel qu’il fut publié plus tard, et qui est cependant signé par Guillaume Asselin, sieur de La Gardette, capitaine châtelain, et par Juvenet, son greffier, n’avait pas encore été produit en 1618, c’est à-dire cinq ans après la découverte.

Dès-lors, dans sa réponse à la Gigantologie de Riolan, sous le titre d’Anti-Gigantologie ou Contre-Discours de la grandeur des géants, Habicot, ne pouvant avoir recours à des pièces judiciaires, fut obligé d’en revenir à ses premiers moyens, qui consistaient à y épiloguer ou à employer une véritable pétition de principe. En effet, pour démontrer que ce n’était pas un géant de 30 pieds de haut, comme le voulait son adversaire, Riolan avait supposé, d’après la longueur des os qu’il avait examinés, et entre autres celle du fémur, ce qui était un mode de procéder fort rationnel, que l’animal ne pouvait avoir plus de 12 pieds de long ; et il concluait que, comme il n’était pas besoin d’un tombeau de 30 pieds pour placer un corps qui ne pouvait avoir que 12 à 13 pieds, le tombeau prétendu était de l’invention de Mazuyier ; mais Habicot, au contraire, admettait ce fait comme positif, et que le contenu devait être proportionné au contenant : or le tombeau avait 30 pieds, donc les ossements qu’il contenait devaient avoir appartenu à un animal de cette taille.

Malgré tous ses efforts, il faut convenir qu’Habicot n’était pas en état de lutter avec Riolan, surtout dans la circonstance actuelle, et qu’il fut assez loin d’avoir l’avantage dans cette polémique, laquelle, du reste, fut empreinte, des deux parts, de toute l’acrimonie due à la lutte du corps des médecins contre les chirurgiens. Quoi qu’il en soit, il resta à peu près comme démontré, du moins à Paris, que les ossements trouvés à Chaumont n’avaient jamais appartenu à un géant de l’espèce humaine, mais bien à un animal d’une grande taille, et que c’était par supercherie que Mazuyier et son associé affirmaient que ces ossements avaient été trouvés dans un tombeau de briques avec des médailles de Marius et l’inscription Theutobochus rex. En vain fit-il connaître une espèce de procès-verbal signé de lui et d’un Guillaume Asselin, sieur de La Gardette, capitaine châtelain, et de son greffier ; on trouva dans le procès-verbal même des marques de supercherie, en ce qu’il y est parlé d’un morceau d’une tête de 5 pieds de long sur 10 de circonférence, avec des orbites de la grandeur d’une moyenne assiette, et d’une clavicule de 4 pieds de long, pièces dont il n’a jamais été question dans le récépissé donné à Paris, et la discussion scientifique cessa au bout de peu de temps.

Dès-lors Mazuyier fut sans doute obligé de quitter Paris et de transporter son industrie dans d’autres villes ; je ne connais cependant pas de preuves directes de ce fait rapporté par M. Cuvier. Ce qui est beaucoup plus certain, c’est que probablement, au bout de dix-huit mois écoulés, il restitua tous les ossements apportés à Paris à M. de Langon, comme il s’y était engagé. En effet, nous trouvons, dans une lettre écrite à l’abbé Desfontaines, le 22 décembre 1744 et insérée dans le tome V de ses Jugements sur quelques ouvrages nouveaux, que l’auteur dit positivement avoir vu ces énormes ossements. Il cite entre autres la moitié d’un os de la jambe dans sa perfection, et dont la partie qui se joint au genou était aussi grosse que la tête d’un homme. Il ajoute que, si le rédacteur avait encore quelques doutes, il pourrait s’adresser à l’évêque de Grenoble, dont il était connu, parce que M. de Langon avait fait porter une partie des ossements à Grenoble, et entre autres une dent entière et ses trois racines.

Enfin, dans une autre lettre du même correspondant, en date du 19 janvier 1745, il termine par ces mots : « Au reste, M. le marquis de Langon [Petit-fils de celui pendant la vie duquel la découverte avait été faite] me fait dire que, dès qu’il sera à Grenoble, il fera voir à M. l’évêque la lettre originale de Louis XIII, ainsi qu’une dent de Theutobochus, pour en constater authenticité. »

L’histoire des ossements du prétendu géant est ensuite interrompue jusqu’à ces derniers temps. M. Cuvier, à l’occasion des éléphants fossiles, donna bien un extrait de la célèbre dispute à laquelle ils donnèrent lieu, et crut y trouver des preuves qu’ils avaient appartenu à un éléphant ; mais il n’en parle qu’en passant. Ce n’est qu’il y a deux ou trois ans que M. Audouin, se trouvant à Bordeaux, fut averti par M. Jouannet, membre de la Société linnéenne de cette ville, que des ossements fossiles, regardés comme ceux sur lesquels avait été édifiée l’histoire du roi Theutobochus, se trouvaient à Bordeaux, relégués dans un grenier depuis fort longtemps. Ces deux naturalistes eurent l’heureuse idée de commencer à s’assurer de la probabilité de cette conjecture, en confrontant le nombre et l’état des pièces avec la liste que M. Cuvier en avait donnée dans ses Recherches sur les ossements fossiles d’après Riolan, et ils se convainquirent que cela était comme on le supposait. M. Audouin, à son retour à Paris, sentant toute l’importance de la possession de ces ossements par le Muséum d’histoire naturelle, en parla à l’administration dont il est membre, et il fut décidé qu’on prierait M. Jouannet de vouloir bien les envoyer : ce qu’il a fait, en sorte qu’ils font aujourd’hui partie de la riche collection paléontologique du Muséum.

Maintenant restent à résoudre les trois questions suivantes :

1eComment ces ossements ont-ils été trouvés à Bordeaux ?

2eSont-ce bien ceux que l’on a attribués au roi Theutobochus ?

3e Enfin, à quel animal ont-ils appartenu ?

Pour la première question, elle est réellement la moins importante de toutes. L’opinion, à Bordeaux, est que ces ossements ayant été apportes par Mazuyier pour être montrés au public, y ont été abandonnés par lui à défaut de paiement de son loyer, ou de dettes d’une autre nature. On ajoute même que la petite catastrophe qui frappa le malheureux chirurgien n’eut lieu que parce que le public fut détourné de cette curiosité par l’attrait beaucoup plus vif qui le portait à aller voir Molière et sa troupe de comédiens. Sans doute il n’est pas impossible que cette anecdote soit vraie ; mais, pour qu’il y ait concordance entre les deux points qui la composent, il faudrait admettre d’abord que Molière ait été quelque temps à Bordeaux ; mais surtout il serait nécessaire de reconnaître que Mazuyer aurait porté ces ossements à Bordeaux au moins trente ans après leur découverte ; car l’histoire de Molière nous apprend que ce n’est que vers 1650, qu’entraîné par son génie, il se fit comédien en s’associant à quelques jeunes gens, qui depuis ont composé sa troupe. D’ailleurs, nous avons en outre montré qu’en 1744 les ossements du prétendu roi Theutobochus étaient encore à Grenoble ou à Langon, entre les mains de M. de Langon ; en sorte qu’il semblerait plus probable que c’est depuis cette époque qu’ils ont été transportés à Bordeaux par un autre que Mazuyer.

La seconde question est plus intéressante : sont-ce bien les mêmes ossements que ceux découverts à Chaumont ? Cela nous paraît aussi indubitable qu’à MM. Jouannet et Audouin. En effet, les pièces que le Muséum a reçues sont :

1e Deux demi-mâchoires offrant la place de deux dents, l’une entièrement enlevée, et l’autre dont les racines sont restées en place ;

2e Des dents au nombre de deux, l’une fortement usée, et l’autre à peine sortie de l’alvéole ;

3e La partie supérieure des deux humérus, l’un droit et l’autre gauche ;

4e L’extrémité articulaire et une grande partie du corps de l’omoplate ;

5e L’extrémité articulaire supérieure et inférieure avec quelques morceaux du corps d’un tibia ;

6e Des morceaux de deux vertèbres toutes deux costifères et lombaires ;

7e Des morceaux du bassin et entre autres l’épine antérieure et supérieure de l’os des iles et la branche pubienne de l’ischion avec les parties d’un fémur.

D’où l’on voit que, quoique dans cet ensemble d’ossements il y ait quelques pièces de moins que dans le récépissé, entre autres le calcanéum, l’astragale et une vertèbre, et au contraire quelques morceaux de plus, ce qui peut tenir à ce que les pièces ont été mal dénommées, il est cependant à peu près hors de doute que ce sont bien ceux qui ont été attribués au roi Theutobochus ; car il serait bien difficile de croire qu’un second hasard aurait porté à la lumière six ou sept pièces capitales exactement les mêmes que dans le premier.

Quant à la troisième et dernière question, la structure des dents formant une couronne hérissée de plusieurs rangées de tubercules en mamelons, et portée par de véritables racines, ne peut laisser aucun doute sur le genre de mammifères auquel ces ossements ont appartenu : c’était un mastodonte, et non un éléphant comme M. Cuvier l’avait pensé à tort, n’ayant, il est vrai, pour porter son jugement, que le poids et une appréciation grossière de la grandeur de la dent principale. Toutefois le fait soigneusement relaté de l’existence des racines aurait pu le mettre sur la voie, et l’on conçoit comment Habicot et ses partisans avaient été portés à soutenir la supercherie de Mazuyer, en remarquant que ces dents étant pourvues de racines et de tubercules à la couronne avaient réellement quelque ressemblance avec des dents d’homme, surtout pour des anatomistes qui ne possédaient à cette époque aucun élément de comparaison.

Ainsi, dès 1613, il avait été découvert en France, dans un terrain d’alluvion, des restes fossiles nombreux d’un véritable mastodonte, semblable à celui de l’Ohio dans l’Amérique septentrionale ; fait qui ne s’est présenté depuis que d’une manière beaucoup moins complète, puisque, parmi les restes européens de mastodontes, c’est à peine si l’on cite quelques fragments de mâchoire adhérents aux dents recueillies en assez grand nombre dans le midi de la France.

H. D. de Blainville


Sources :

  • https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k278128.texte/discours_véritable_de_la_vie,_mort,_et_des_os_du_géant_Theutobocus
  • https://archive.wikiwix.com/cache/index2.php?url=http%3A%2F%2Fpasseurdesciences.blog.lemonde.fr%2F2013%2F01%2F13%2Fteutobochus-le-geant-qui-nen-etait-pas-un%2F