Le facteur à L’Escoulin

Le facteur à L’Escoulin(2)



Une photographie éditée en carte postale vient d’être exhumée. Au premier coup d’œil me voilà dans la machine à remonter le temps, et du même coup je me retrouve 60 ans en arrière.

Dans une nébuleuse, j’aperçois l’après guerre qui se superpose au tableau que j’ai devant les yeux : deux facteurs d’époque.

Deux facteurs témoins d’une quiétude qui gagnait peu à peu nos vallons encaissés et qui tout doucement laissait se cicatriser les terribles plaies de la grande guerre. Car le deuil et le chagrin n’épargna presque aucune famille. Pendant ces années terribles, le facteur, souvent âgé puisque inapte au service armé était un personnage mythique porté par un front de douleur ou d’espérance, attendu et redouté à la fois. Sa venue était tous les jours celle d’un Messie, avec ou sans espoir.

Le facteur de gauche : Jean Gabin (oncle de l’auteur), celui de droite:Bouvat dit « Le Ponche « 

Le calme revenu et l’esprit serein, voilà donc notre facteur d’après guerre. C’était toujours le dieu de l’information. Il circulait de fermes en fermes et mieux qu’un quotidien régional ou presque aussi bien que nos radios périphériques, il diffusait les nouvelles de tout un canton. Il était la rubrique parlée des Petites Annonces locales et beaucoup de transactions s’opéraient grâce à un amoncellement d’informations glanées au cours de ses tournées. Le canon de vin amical que tenait en haleine un bon litre sur le coin de la desserte, en mémorisait les détails qui à bon escient ne manquaient pas de refaire surface. Ainsi allaient les conversations.


Il était le bon recours, quand en pleine crise de désespoir une ménagère s’arrachait les cheveux. Ne voila-t-il pas qu’à quelques jours de transformer le gros cochon gras en chair à saucisses, l’ingrédient primordial qui, dosé avec grand secret pour faire ressortir le talent de la cuisinière, avait oublié de se faire renouveler ! Alors, aussi précieusement qu’une lettre recommandée, le facteur remettait le lendemain le divin paquet ficelé par l’épicier Lapeine. A un grand « merci », lancé de tout cœur, il marmonnait : » mais de rien ! « . Pour lui, c’était normal de faire ça.


Le jour du grand sacrifice était donc l’occasion rêvée pour la récompense et une place réservée à la tablée du « tueur » (pas celui à gages) et des boudineuses lui était attribuée. Le plat de « jailles » tiré de la marmite circulait, le litre avec force « glous glous » remplissait de grands canons et les plaisanteries devenaient de plus en plus grasses. Puis une bonne fricassée lui donnait des ailes pour faire sa tournée et heureusement, de mon quartier, nul besoin de pédaler, la pente magnanime le rentrait au bureau de poste à 10 km de là.


Le facteur était un être surréaliste, car au début du siècle les marches forcées journalières, de plusieurs dizaines de kilomètres, étaient son lot quotidien. Puis le modernisme aidant, et avec l’amélioration des chemins, le vélo vint à son aide et c’est ainsi que me le rappellent mes plus anciens souvenirs. Il était toujours serviable, n’avait pas droit d’être malade, n’avait pas droit aux dimanches ni même au 15 août. Son sac bourré de nouvelles attendues ou redoutées valait nos radios actuelles. Toutes ces nouvelles, avec un jour de retard, étaient épluchées avidement le soir à la veillée. Sous les lampes à pétrole ou à carbure, les pages du « Nouvelliste de Lyon » ou du « Petit Dauphinois » de Grenoble distillaient les faits ou catastrophes de la veille ou l’avant veille. Mais maintenant que les nouvelles se propagent à la vitesse de la lumière, est-on plus heureux pour autant ?


Le facteur avait aussi ses misères. Les hivers de neige, il n’en finassait plus de patauger, le vélo devenant capricieux comme une bourrique. La tournée se terminait alors de nuit, car n’oublions pas, les saisons hivernales d’avant 1939 se vivaient à l’heure du soleil. Maintenant, qui peut s’imaginer le rythme d’alors ?


Il y avait aussi les anecdotes qui forcément lui collaient au train. Celles-ci, un tantinet amplifiées, variaient le menu des conversations qui, au bout de notre monde étaient aussi rétrécies que l’horizon.


Blagues sans malices qui n’atteignaient pas la dignité de notre serviteur, mais qui pendant un instant, dans l’esprit des vieux et moins vieux, faisaient s’épanouir une lueur de collégien.
Je me souviens de celle-ci où notre homme se trouva ‘comme un renard qu’une poule aurait pris’, car entre voisins on se l’apprit par cœur.


Donc, la grande bise du mois de juin emportait foins coupés et cassait les rameaux de vigne encore frêles. Elle s’engouffrait dans le grand sac de notre facteur avec une furieuse envie de le soulager. Et soudain, il crut vraiment en être devenu la victime. Il levait donc sa dernière boîte au hameau du bout du monde quand, pour son dernier pointage, cherchant son « pars« (1), il ne le trouva pas. L’affolement le gagna et, au bord de l’infarctus, le voilà arpentant talus et buissons. Ce faisant, il se rapprocha de mon père attachant sa vigne qui, intrigué, s’enquit du motif de son agitation. Le patois étant la langue officielle, il lui répondit dans ce dialecte : »Bon Dieu, la receveuse va me foutre dehors ! Je suis foutu ! La bise m’a emporté mon « pars  » !.


… Compatissant, mon père lui conseilla de se calmer et l’aida à l’abri à vider… son sac et, oh miracle ! le « pars », bien coincé, apparut tout froissé comme satisfait de la blague qu’il avait jouée. L’éloquence verbale de notre facteur, composée pour la circonstance d’une exceptionnelle variété d’imprécations s’arrêta net. Il repartit pointer à sa boîte, sûrement soulagé, tout en éructant les quelques vociférations non encore utilisées. Le vélo, témoin passif, aborda frénétiquement la descente et je suis sûr que la receveuse, tant redoutée, lui apparut à son retour plus que jamais épanouie de grâce et d’indulgence.


Autre anecdote : notre facteur contribuait à sa façon à l’entretien du chemin vicinal qui, sur 1 km 500, arborait une pente telle que pédaler en montée (le VTT n’existait pas) était impossible. Alors, pour que la descente se fasse sans gamelle inopinée, en gravissant la cote, de la pointe des pieds il envoyait par-dessus les talus tous les cailloux détachés pendant la nuit. Ainsi le retour se faisait en toute sécurité, le brave homme faisant sans s’en rendre compte ce qu’on nommait à l’époque « les prestations ».

En ce temps là, j’étais un gamin et je comptais pour les bonne histoires le nombre de cailloux ainsi éliminés. Le temps à garder les vaches me paraissait moins long.


La réputation d’antipathie dont jouissent les facteurs auprès des chiens hargneux se manifestait aussi chez nous. Et pourtant, ne serait-on pas tenté de croire que l’hospitalité des montagnards se transmet aux animaux de compagnie ? Alors que parfois ces anicroches ou accrocs-ne simplifiaient pas les rapports entre propriétaires et facteurs agressés, et l’humeur des deux antagonistes s’en ressentait cruellement.


Toutes ces pensées sont des résurgences d’un autre temps, celui de mon enfance.
Il s’agit d’un film qu’on déroule délicieusement avec des arrêts sur image, le tout sur grand écran. De cet envoûtement, il reste le regret d’une vie à sens unique dépourvue de marche arrière pour ne voir défiler le temps que dans le même sens. C’est l’exemple d’une cascade qui ne remontera pas la montagne.


Et cette mémoire retrouvée au fond d’un tiroir (photo de la page de couverture de la Gazette précédente), sentant les générations écoulées, représente l’écume qui s’accroche après le saut vertigineux de la cascade. Elle ne porte pas de date précise mais, à en juger les objets et les personnages, 1925 semble concordant.


Le facteur de gauche est mon oncle Jean Gabin (l’acteur du même nom n’était pas encore entré en scène), celui de droite Bouvat, dit « le Ponche » (nom du lieu-dit de son domicile).
L’un titulaire, le « Ponche », l’autre auxiliaire dépanneur. Sur la carte, ils échangeaient le courrier et la poignée de main.


Cette image émouvante me rappelle encore la Mairie-Ecole où je fis mes classes primaires et mon instruction civique.


L’instruction religieuse se donnait, les mercredis à 11 h, dans la grande salle du café Raillon, (devant lequel est assis le propriétaire). La Renault, campée au milieu de la route, n’entravant pas la circulation d’alors, serait fière dans un musée, mais allez donc savoir si elle n’y est pas ?
La beauté de cette carte postale n’a rien à redevoir à celles d’aujourd’hui, si ce n’est qu’elle est en noir et blanc, à croire que l’habileté de nos techniciens valait tous nos ordinateurs, à moins que le cadre féerique n’y soit pour beaucoup.


Heureuse époque de l’entre deux guerres qui a gravé dans les tablettes du souvenir le « canotier » et le col « cellulo ».


Si ma mémoire est bonne et mon enregistrement bien conservé, je vois encore les facteurs successifs de la Ribière et de l’Escoulin. Il y eut les Gabin, les Ponche, les Ferlin, les Couriol, les Amoric, les Bérenger. Et parfois, en remplacement sur sa grosse moto « Saroléa », l’inoubliable Maurice Terrail, le « barde » un rien gaulois, dont l’âme vagabonde toujours sur « Elu » quand la chaleur de l’été embrase notre souvenir d’un feu de camp à Fonteuse…


Avant 1939, nos campagnes n’étaient pas encore trop sur le déclin et les facteurs faisaient de merveilleux agents de liaisons. Le sac au dos, la canne ferrée, pliant l’échine, le facteur était parfois, dans les demeures retirées, le seul humain venant rompre la solitude de jours et nuits sans fin, de gens plongés au gré du sort dans l’éloignement le plus total. Puis, avec l’amélioration des routes, vint le temps de la bicyclette et le porte-bagages avec la bonté du facteur faisait de celle-ci un vrai bourricot. Le facteur était heureux parce qu’il se sentait utile, indispensable.

Le bon service faisait sa joie. Maintenant, la vitesse de la fin de notre siècle nous laisse seulement apercevoir un préposé pressé parfois stressé, car aux abords de nos villes le temps est compté. Il devient ici, dans le brouhaha du progrès, un personnage comme tout le monde, un salarié, un fonctionnaire, ni plus ni moins. (Nous retrouvons le « service » et la « convivialité » du facteur ( ou factrice ?) d’antan, qui est devenu un ami (une amie) dans nos campagnes et particulièrement dans notre Vallée de la Gervanne – note de la rédactrice de la Gazette -)


A Bourg-les-Valence où je réside actuellement, j’ai eu par miracle quelques années avant sa retraite, notre facteur Bérenger de l’époque de ma jeunesse à l’Escoulin. Ce fut de bouleversants souvenirs évoqués entre nous deux, et je garde au fond du coeur le souvenir de ce cher facteur disparu.
Maintenant, les facteurs sont des « préposés » ainsi nommés ; je ne sais si leur dignité s’en trouve raffermie mais chez nous cela n’aurait pas été utile.


Et pour conclure, un dernier grand « salut »


N’oublions pas que la Résistance 39-45 les propulsa à nouveau en 1 ère ligne, ce qui engendra bon nombre de héros dans leurs rangs qui, hélas, ont tendance à se laisser sous le linceul de l’oubli.


(1) Le « pars » est le papier sur lequel on marquait son passage aux différentes boîtes. En général, il tenait avec une chaîne au sac. Peut-être que ce jour-là il l’avait détaché pour plus de commodité. L’orthographe de « pars » est peut-être différente, mais ce mot ne figure pas au Larousse. – ( En réalité le mot s’écrit  » part « )

(2) En 1891, un hameau Escoulin est mentionné dans le Dictionnaire topographique du département de la Drôme mais il est considéré comme un hameau chef-lieu de la commune du Cheylard. En 1920 : la commune Le Cheylard est rebaptisée L’Escoulin et 1971 : Eygluy-Escoulin par fusion des communes de Eygluy et de L’Escoulin.



Sources : Texte extrait des  » Contes du Maillet  » de Gaston Emery publié dans « La Gazette de la Gervanne « , journal local aujourd’hui disparu.