PROCÈS EN 1608 A CHATEAUNEUF DE MAZENC




Un procès en 1608 à Chateauneuf de Mazenc



Transaction entre G. de Malleval, commandant du Château de Châteauneuf-de-Mazenc, en 1579 et Melchionne Philip, veuve Villet, habitante de ce lieu, dont la maison fut alors pillée par des soldats (6 mars 1608)

L’acte que voici, est emprunté aux minutes de Bertrand Farsac, notaire à Crest, dans l’étude de MeBauthéac dans les commencements du XVIIe siècle et constitue, selon nous, un document historique digne d’attention ; non seulement parce qu’il rappelle certains excès de la soldatesque, dans un bourg du Dauphiné, au temps des guerres de religion, dont l’histoire de ce bourg ne parle pas, mais encore et surtout parce qu’on y voit qu’une des personnes qui eurent le plus à souffrir de ses excès, ayant actionné, vingt-neuf ans plus tard, pour cette raison, à défaut des coupables, celui qui avait alors mission d’assurer l’ordre public dans le bourg dont il s’agit, ce dernier, qui était un vieux capitaine protestant, après avoir cherché à dégager sa responsabilité, ne trouva rien de mieux à faire que de transiger avec la plaignante. Pour obtenir d’elle une renonciation « aux droit, action et prétention, despens, domages et intérests qu’elle pouvoit avoir contre luy », il lui donna la somme relativement importante de deux cent quarante livres, et le fait est d’autant plus à noter, qu’en 1579, date à laquelle les soldats du capitaine Laprade (1) pillèrent et incendièrent, sous les yeux du capitaine Guillaume de Malleval, commandant du château de Châteauneuf-de-Mazenc (2), la maison de Melchionne de Philip, le Dauphiné était, on peut le dire, livré à l’anarchie. Tellement que, pour se garantir des gens de guerre de tous les partis, dont ils étaient la proie, les habitants du Valentinois et du Bas-Viennois, particulièrement ceux des campagnes, formèrent à l’instigation du fameux Jacques Colas, vi-sénéchal de Montélimar (3), une sorte de ligue, dont le premier résultat fut la prise des châteaux de Roussas et de Châteaudouble (4), sur le même capitaine Laprade, par les paysans de la contrée ; mais dont les conséquences furent ensuite des plus malheureuses, à cause du caractère démagogique qu’eut bientôt ce mouvement (5).

Indépendamment de cela, on peut relever dans cet acte plus d’un trait de mœurs et, somme toute, il y a là une pièce tout à la fois intéressante et curieuse.

Brun-Durand


Transaction


 » Comme ainsy soit que demoyselle Melchionne Phelip, vefve à feu noble Nicolas Villet, fust en voye d’intenter procès à sr Guilhaume de Malleval, dict le cappitaine Ponchot, de Grane, sur ce qu’elle disoit qu’en l’année mil vc septante neuf, au mois de janvier, elle estant pour lhors maryée, en première nopce, à feu sr François Mezard, dict cappitaine Poince et faisant sa demeure à Chasteauneuf-de-Mazenc, certains soldarts se disant de la compagnie, tant du cappitaine Laprade quedudict Malleval, commandant pour lhors au chasteau du dict lieu, pour feu le seigneur du Poèt (6), vindrent et entrarent par force et viollence dans la maison paternelle, où feue demoyselle Anne de la Roche, sa mère (7), habitoit aussy avec elle, de nuict, deux heures ou environ advant jour, laquelle ils pillarent et emportarent tous les meilheurs meubles de sadicte mère et de sondict premier mary. et bruslarent la plus part des meubles de boix qui se trouvarent de reste, et oultre ce, plusieurs papiers, instruments et registres des nottices que feux Mes Anthoyne et Jan Philips, ses ayeul et bisayeul paternels, luy avoient laissé (8). De sorte qu’elle et sadicte mère furent contrainctes en sortir et évader par ung endroict, avec grand dangier de leurs personnes, et l’abandonner au feu, lequel l’auroit du tout bruslée ne fust le secours et ayde qu’aportarent les voysins. Et d’aultant que ledit sr de Mallevai commandoit au chasteau, c’estoit de son debvoir, non seulement de ne permettre que sesdicts soldats commissent ces excès, mais encore d’empescher, de tout son pouvoir, que les aultres dudict Laprade ne les peussent entreprendre ny exécuter, ce que n’ayant faict et ne s’y estant opposé, il en est responsable, comme ladicte Philip prétendoit, et de luy payer tous les domages interests qu’elle a souffert et qu’elle estime de notable somme ; attendu notamment le bruslement et perte desdicts papiers, mesme pour avoir esté advertye que ledict sr de Malleval fust veu près de ladicte maison lhorsque lesdicts soldarts ferent ladite viollence, sans avoir uzè d’aulcune résistance, contre ce qu’est porté par les ordonnances du Roy, enjoignants à tous de s’opposer et porter ayde à ses sujects contre les malfaicteurs, les apprehander et les constituer prisonniers. Et à ce concluyoit contre ledict de Mallevai, à son propre et privé nom, attendu la charge qu’il avoit et que s’estoit en temps de paix et, par ainsy, subject à recherche, sauf à luy à se provoir, pour sa garantie, contre lesdicts soldarts qui ont perpétré ledict delict.

Et au contraire, ledict de Malleval, par le moyen de Jehan et David de Mallevai, ses enfants soubs nommés, opposoit à ladicte demoyselle Philip n’avoir aulcung droict ny action contre luy, soubstenant que si elle a souffert ceste perte et interest, ce n’est pas par son faict et occasion, moings encore par le moyen des soldarts sur qui il heust commandement, et sy tels excès ont esté perpétrés, ça esté à son deceu et contre son consentement ; et d’ailleurs que tout ce qu’elle advance contre luy est impertinant et irrelevatoire, considéré qu’au temps sus desclairé, il estoit dans ledict chasteau pour seullement le conserver audict seigneur de Poët, avec fort petit nombre de soldarts, duquel il n’osoit facilement sortir, crainte d’estre surprins, pour estre ledict village Ihors bandier (?) et surtout de nuict. Que si on la veu près ou dans lacdite maison, ou quelques ungs de ses soldarts, dont il ne peut avoir memoyre et les desavoyer, ça esté en intention, ou de s’informer dudict cas advenu ou pour y apporter secours comme les aultres habitants, et sy luy mesme s’est trouvé là, ce qu’il nye expressément, ça esté ou pour einpescher et s’opposer, de faict ou de parolles, que plus grand mal n’advient, ou arrester lesdicts soldarts treuvés sur ce delict, s’il se fust treuvé plus fort qu’eux. Sy bien que s’il y a heu du mal et domage pour ladicte demoyselle, sondict rnary et sa mère, ils ne luy peuvent estre imputés, moings estre actionné par elle, joinct qu’en ce temps-là la guerre estoit, ou du moings la paix n’estoit asseurée, ains les affaires de la province en trouble et les deux partis des relligions entrés en souspçon l’ung contre Paultre, puis que ledict seigneur du Poët tenoit encore ledict chasteau, ce qu’il n’eust faict sy la paix fusse esté pour Ihors, ainsy qu’on peut remarquer tant par la date de l’esdict de passification (9) que par la conférance de Nérac (10) advenue après ledict temps, alléguée, laquelle abolit et oste tout moyen de recherche de semblables cas. Quand ainsi seroit que lesdicts excès fussent esté commis par qui et comme elle présuppose, et d’ailleurs que si luy ou lesdicts soldarts fussent esté colpables desdicts faicts, elle en eusse faict quelque poursuite contre eulx et que n’ayant faict, s’il y a heu de mal doibt estre imputé contre elle, veu que sy elle heust faict ladite poursuite, il eust heu recours en garantie contre lesdicts soldarts, sy aulcungs s’en fust treuvé de coulpables, ce qu’il ne peult à présent, pour estre ou descedés ou fort esloignés de ceste province, ne sachant où ils peuvent estre à présent et, en tout cas, que la recherche de tels prétendus excès est prescrite par le laps de plus de vingt-huilt ans, qui oste tout moyen d’agir et criminellement et civillement. Et qu’au moyen de ses raisons, il n’estoit tenu à aulcune chose envers elle ny aultre, pour ce subject et plusieurs autres raisons disoint et allegoint lesdictes parties Tune et l’aultre. Estant ladicte Philip en volonté d’entrer en procès pour la réparation de sesdicts domages et interests, auquel neantmoings voilant obvyer, tant de leur mouvement, aprehandant nottament le doubteux événement des jugements et grands frais qui se font en les poursuites, que par l’advis de leurs commungs amys et après en avoir conféré avec eulx et heu esgard à l’aage décrépite dudict Mallevai, qui ne pourroit s’occuper à la poursuit de ses deffances et garanties, icelles parties dudict différent, ses adnexes et de tout ce qu’en despend, après que ledict sr Guilhaume de Mallevai en personne a heu desclairé son intention et au tracté et conferance qui sur ce ont esté faicts, ont transigé et accordé ce que s’en suit :

Pour ce est il, que ce jourd’huy sixiesme jour du mois de mars année mil six cents huict, au règne de très crestien et souverain prince Henry, par la grâce de Dieu roy de France et de Navarre, daulphin du Viennois, comte de Vallentinois et Diois, et par devant moy, notaire royal delphinal soubsigné et tesmoings soubsnommés, establie en personne damoyselle Melchionne Felip, d’une part et honnestes hommes Jehan et David de Malleval (11) comme procureurs et aj’ant charge expresse, par procuration faicte par ledict de Malleval, leur père, à faire et passer la présente transaction receue, comme ont dict, par Me Astier, notaire, n’estant icelluy constituant peu venir dans ceste ville, causant l’indisposition de son aage et personne, d’aultre. Lesquels ont transigé et convenu mutuellement et réciproquement estipullations et acceptations intervenant d’une part et d’aultre et de moy notaire, en tant que de besoing, sçavoir que ledict sr Guilhaume de Malleval payera ou fera payer à ladicte demojrselle de Philip la somme de deux cents quarante livres, comme de faict il les luy a payées et deslivrées, par le moyen et des deniers propres dudict David de Mallevai, son fils aisné de second lict, et ce reallement, en doublons d’Espagne, ducatons, sixains, testons et aultre monnoye, receue, prins retirés et emboursés par ladicte damoyselle, voyant moy dict notaire et tesmoings, dont le quitte avec promesse de jamais en rien demander, renonçant à l’exception de la chose non heue et espoir de la recepvoir à l’advenir, moyennant laquelle somme de deux cents quarante livres receues elle s’est despartie de tout droict, action et prétention, despens, domages et interests sus mentionnés, avec promesse de n’en oncques faire demande ny recherche quelconque par justice ny aultrement, renonçant à tout procès meu ou à mouvoir pour ce subject, et sy au moyen de ce, encore cedde, remet audict de Malleval, à son péril, à l’estipullation de ses procureurs et de moy dict notaire, tous les droicts et actions qu’elle avoit contre lesdicts soldarts, pour en estre faicte la poursuyte par luy contre eulx, pour l’indempnité et garantie, le constituant ad ces fins son procureur irrévocable, en son faict, pour agir en jugement et dehors et en faire comme de sa chose propre légitimement acquise. Item, que pour l’advenir sera paix et amytié entre lesdictes parties et comme cy dessus est escript ; elles, en ce chascune conserne, ont promis et juré, tenir, garder et observer et ne contrevenir à peyne de tous despans, domages et interests et, pour ce, ont soubmis et obligé tous et chascung leurs biens présents et advenir, oultre iceulx, lesdits procureurs les biens de leur père, suivant lesdictes procurations, aux cours de Crest, Chabeuil et autres dalphinalles et à chascune seulle, renonçant à tous droicts, privilèges et libertés par lesquels se pourraient ayder et venir au contraire et generallement à tous aultrés droicts à ce contraire, mesme ladicte damoyselle Philip.

Faici et recitté à Crest, dans la maison et estude de monsieur maistre Jehan Vincent, docteur ez droicts (12), en présence dudict sr Vincent et de monsieur maistre Pierre Arnoulx (13), aussy docteur et advocat au siège dudict Crest, soubsignés avec lesdictes parties et moy notaire recepvant requis.  » 

Melchionne de Philip. J. Vincent, présent. Farsac. J. de Malleval. P. Arnoux, présent.

D. Malleval.



Notes

(1) Antoine de La Salle, dit le capitaine Laprade, qui, chassé de Châteaudouble par les « liguaires », comme disent les écrits du temps, se réfugia dans le marquisat de Saluées, où le maréchal de Bellegarde le fit périr.

(2) Commune du canton de Dieulefit (Drôme).

(3) Ce personnage qui était, au dire de De Thou, « un parleur véhément, présomptueux et hardi, qui paraissait disposé à tout pour s’élever au-dessus de sa condition » et qui finit, en effet, par trahir sa patrie pour devenir comte de La Fère, était le fils de Claude Colas, avocat de Montélimar et le petit-fils de Gilet Colas, cordonnier de la même ville, qui testa le 1er décembre 1459.

(4) Communes des cantons de Grignan et de Chabeuil (Drôme). Roussas fut pris le 28 février et Châteaudouble le 16 mars 1579.

(5) Cette ligue, qui prit naissance dans les environs de Montélimar, au mois d’octobre 1578 et dont le prompt développement est évidemment une des causes de la venue de Catherine de Médicis dans cette province, au mois de juillet 1579, aboutit à un véritable massacre des paysans révoltés de la Valloire, par les troupes royales, à Moirans, le 28 mars 1580.

(6) Louis de Blaïn de Marcel, seigneur du Poët-Célard, un des meilleurs lieutenants de Lesdiguières et conséquemment un des meilleurs chefs du parti huguenot en Dauphiné, à cette époque. II périt dans un duel avec Gouvernet, autre chef huguenot, au mois d’avril 1598, étant alors conseiller d’Etat, capitaine de cinquante hommes d’armes et lieutenant général au. gouvernement du marquisat de Saluées.

(7) Veuve du capitaine Pierre Philip.

(8) II s’agit évidemment ici de minutes de notaire.

(9) L’édit de Nantes, dont l’article 76 déclare « quittes et deschargés » tous ceux qui « ont prins et levés, tant des deniers royaulx…, que des villes, communaultés et particuliers…, ventes de biens ecclésiastiques et autres…, amendes, butins, rançons ou autre nature de deniers par eux prins à l’occasion des troubles… »

(10) Le 28 février 1579.

(11) Châtelain de Grau.

(12) Un des plus fameux avocats du Dauphiné à cette époque. Il fut un des défenseurs du Dauphiné dans le procès des tailles et publia pour cela, en 1598 et 1600, deux plaidoyers qui sont fort recherchés des bibliophiles.

(13) Il était en même temps juge seigneurial de Roche-sur-Grane.



Source : Bibliothèque nationale de France – Extrait du Bulletin de la Société d’archéologie et de statistique de la Drôme (T27) (1893)