Historique de la papeterie Latune à Blacons (26)
I – Les origines
1) Les origines de la famille Lombard-Latune
2) Les origines des moulins à papier de Blacons
3) L’achat de 1806
4) La reprise de l’activité papetière
Il – La dynastie
1) Paul René Elisabeth
2) Charles
3) Henri
III – L’usine
1) Les bâtiments
2) La force motrice
3) Les machines
4) Les employés
5) Les ouvriers
6) La production
7) Les débouchés
IV – Les Latune, » Patrons sociaux «
1) Les principes
2) Les réalisations
3) Les résultats
Entre 1818 et 1972, la Papeterie Latune a fortement marqué l’histoire de la commune actuelle de Mirabel-et-Blacons. Propriété d’une famille exemplaire de patrons sociaux protestants, elle a laissé son empreinte dans le paysage, mais aussi dans les esprits.
I – Les origines
1) Les origines de la famille Lombard-Latune
Comme leur nom l’indique clairement, les Lombard sont originaires de l’Italie du Nord. Le mot désignait à l’origine une peuplade scandinave fixée en Italie au cours du 6e siècle. Il signifierait » longue hache » ou » longue barbe ».
Dès le Moyen Âge, certains d’entre eux sont installés à Die, où ils ont pu parvenir aisément en suivant la route, utilisée depuis la préhistoire, qui empruntait le col du Mont-Genèvre et le Col de Cabre. Ainsi, le 13 janvier 1168, un Guigues Lombard figure parmi les témoins du serment de fidélité prêté par le comte Isoard à l’évêque de Die, Pierre III.
On retrouve ensuite des Lombard dans la moyenne vallée de la Drôme au 14e siècle. Le 20 mars 1376, trois frères, Pierre, Bontoux et Giraud Lombard, habitant le hameau du Temple au mandement de Barry (sur la commune actuelle de Vercheny) font hommage lige rural au seigneur du lieu, Albert Lagier. On connaît d’autres Lombard, toujours au même lieu, au 15e siècle.
Mais la branche qui nous intéresse ne peut être suivie de façon continue qu’à partir de Guillaume Lombard, décédé avant 1563.
Au 16e siècle, c’est une famille de laboureurs aisés, qui amasse patiemment un patrimoine foncier et qui se convertit à la Réforme.
Au début du 17e siècle, les Lombard deviennent marchands de laines et de grains. Le cœur de la famille reste basé à Vercheny, mais certains se fixent à Pontaix, à Die, à Crest. Au moment des persécutions religieuses, sous Louis XIV, plusieurs Lombard émigrent à Genève, où l’on trouvera désormais une branche importante de la lignée.
Au début du 18e siècle, Joseph Lombard, né à Vercheny en 1718, ajoute à son patronyme le nom de Delatune, qui était celui d’une de ses terres de Vercheny. Assez fréquent dans le Diois, le mot désigne une grotte. Ses descendants, officiellement Lombard-Latune, ne seront plus désignés que sous le nom de Latune.
Avec Joseph, d’abord fonctionnaire royal, la famille passe à l’industrie. Celui-ci installe à Crest une fabrique de ratines de laine qui emploie 90 ouvriers à la veille de la Révolution. Sa production s’exporte en grande partie vers la Savoie et la Suisse. Membre du corps municipal puis échevin (quoique réformé) en 1787, il est élu juge au cours de la Révolution.
Ce sont ses deux fils, Paul et Barthélemy, associés en 1803 dans la société Latune et Compagnie, qui achètent en 1806 la fabrique de papier de Blacons.
2) Les origines des moulins à papier de Blacons
Les eaux de la Gervanne ont été utilisées dès l’antiquité.
Au Moyen Âge, les premiers textes conservés concernent la paroisse de Montclar. En 1326, dans une charte qui cite l’écluse de Vaugelette, le comte de Valentinois autorise les habitants à dériver l’eau de la Gervanne, à l’écluse de ses moulins, pour irriguer leurs prés.
En 1490, les habitants de Mirabel demandent au Parlement de Grenoble l’autorisation de capter les eaux de la rivière dans le mandement de Montclar, extra fontem de la Roveyra, et de la conduire à Mirabel pour y faire des prairies. Ils affirment vouloir se charger eux-mêmes des travaux, y compris les ponts et les écluses, à la seule condition qu’on leur permette de prendre le bois nécessaire à ces travaux dans le mandement de Montclar. Ils offrent de donner chaque année une poule ou un sou au dauphin. Ils obtiennent l’autorisation demandée, mais en payant 10 sous par an et un denier tournois pour chaque sétérée de terre irriguée.
Depuis le 15e siècle au moins existent, près du pont sur la Gervanne, des moulins à farine. Jean de Poitiers les avait loués, le 7 octobre 1406, aux familles de Mirabel et d’Aouste. Celles-ci reconnurent, en 1486, les tenir en bail de l’évêque Mgr de Balsac. En 1608, à la demande du prélat Pierre-André de Léberon, le seigneur Alexandre d’Armand de Forez-Mirabel remplit le même devoir féodal.
Au milieu du 18e siècle, les moulins sont accompagnés de foulons et d’un moulin à papier installé par le Florentin Passy qui était venu s’établir à Crest au 17e siècle. L’installation est rustique, avec des presses à bras et un martinet à triturer les chiffons. Elle produit uniquement du carton et figure dans la liste dressée par l’intendant Fontanieu en 1730. Au début du 19e siècle, elle est abandonnée depuis des années et ses bâtiments sont en ruines.
3) L’achat de 1806
Le principal problème que rencontraient les Latune dans la fabrication de leurs ratines est alors le petit nombre de foulons dans la région de Crest : il faut souvent attendre son tour ! Aussi cherchent-ils à en acquérir pour se libérer de cette contrainte.
Ce fut chose faite en 1806 à Blacons, où ils possèdent déjà une parcelle de terrain. La terre féodale de Blacons avait été vendue, en 1791, par le fils du seigneur de Blacons à Marc Dolle qui l’avait lui-même cédée à Jean-Paul Didier, avocat, domicilié rue Chenoise à Grenoble, pour 100 000 F, le 27 octobre 1802. Cet homme d’affaire devait être décapité en 1816 au moment de « la conspiration de Grenoble ».
Le 12 avril 1806 à Grenoble, devant les notaires Nicolas Pierre Trembley et Arthaud, Didier revendit la terre de Blacons, en deux lots, pour un total de 150 000 F. La transaction eut lieu rue de la citadelle à Grenoble, au domicile de Magdelaine Calviere Boucoiran, veuve de Jacques Charles Philippe Armand Forest Blacons, qui conservait l’usufruit, à la suite du testament de son mari reçu par Maître Bancel, notaire à Allex, le 1er mai 1787.
Le premier acheteur est Charles Antoine André Marie Gaillard, directeur des contributions directes du département de la Drôme, qui réside à Valence. Il enlève les trois domaines dénommés le Grand Domaine, La Réserve et Sans Soucy, ainsi qu’une terre appelée le Cros d’Aouste.
Les deux frères, Paul René Elisabeth et Barthélémy Lombard Latune, achètent « une fabrique à papier et en dépendances foulons et bâtiments y attenant, moulin à bled, pressoir à huile, gruois, bâtiments y contigus meules à chanvres, situé à Blacons, foulons près le ruisseau de Gervanne et au midi du grand chemin ». Le lot comprend encore les terrains et prairies situés au nord des usines avec la prise d’eau dans le ruisseau de Gervanne, un bois appelé Petaresse et un autre appelé Laurençon. Il s’y ajoute « le domaine appelé Romezon et Belle Vue et la vigne et hermes au Serre Longe situé sur la commune d’Aouste ».
Didier vend la nue propriété pour 52 500 F, dont 25 000 seront payés dix ans plus tard, le 1er janvier 1816. Les intérêts, payables de six mois en six mois, sont fixés à 4 %. Mme de Blacons cède l’usufruit pour 27 500 F. Il faut ajouter à ces sommes deux « pots de vin », comme on disait à l’époque, de 1 300 et 2 400 F. Les frères Latune revendirent aussitôt les bois et les domaines et l’on peut fixer le prix d’achat réel des fabriques de Blacons à environ 35 000 F.
Les deux propriétés sont soigneusement délimitées, avec plantation de nouvelles bornes, Elles « seront séparées du nord au midi par le canal des artifices et par celui d’arrosage du Grand Domaine élargi, et du levant au couchant par une ligne droite qui suivra la direction du mur de clôture septentrionale du jardin vendu depuis le bord occidental du mur dudit canal d’arrosage jusqu’au ruisseau de Gervanne, lequel canal d’arrosage qui flue actuellement contre le mur oriental de la fabrique à papier sera porté à 4 m de distance du même mur et au levant d’iceluy ». Les acheteurs auront par ailleurs la faculté d’élargir le canal.
Les droits d’eau sont, eux aussi, rigoureusement définis : la propriété vendue aura le droit d’arrosage « ordinaire et sans abus » depuis le samedi à midi jusqu’au lundi à midi de chaque semaine. En cas insuffisance ou manque total d’eau pour arroser les propriétés vendues, l’acquéreur pourra dériver « aux endroits accoutumé le tiers de l’eau du canal …. depuis six heures après-midi du jeudi jusqu’à 4 heures du matin du lendemain vendredi de chaque semaine seulement dans les mois de mai juin juillet août II pourra dériver journellement 27 mm cubes ou un pouce d’eau forcée et doit 8 journées de manœuvre pour le repurgement du canal des usines… »
4) La reprise de l’activité papetière
Pendant dix ans, les Latune se contentent d’utiliser les foulons de Blacons. Il ne sont pas papetiers, et les bâtiments sont dans un tel état d’abandon que les derniers fermiers, les frères Gentil avaient même dû renoncer à y faire du carton.
Mais en 1817, poussés par les Canson d’Annonay qui étaient des amis de la famille, ils décident de reprendre la fabrication. Les Canson leur envoient, pour diriger l’usine, Jean Filliat qui était papetier à Saint-Mamans, sur la commune de Rochefort-Samson où il employait six personnes. Il fait venir à Blacons des ouvriers papetiers auvergnats. La société indépendante « Filliat et Cie » voit le jour et commence sa production avec deux cuves. Les premières feuilles sortent en 1818.
II – La dynastie
Au cours du 19e siècle et durant la première moitié du 20e, quatre dirigeants, parfois associés à d’autres membres de la famille, frères ou neveux, se succèdent à la tête de la papeterie. Tous sont des notables locaux, profondément marqués par le protestantisme, résolument philanthropes et adeptes du paternalisme.
1) Paul René Elisabeth (2 avril 1765 – 15 novembre 1829)
Après 15 ans d’études à la Faculté des Lettres de l’Académie de Genève, en 1786, à l’âge de 21 ans, il remplace dans l’entreprise son père trop âgé, comme chef de la maison Latune et Daly. En 1803, il crée, avec son frère Barthélémy, la société Latune et Cie qui produit des étoffes de laine et en 1806, achète les anciennes papeteries de Balcons et assure leur développement après 1818 . Dans la vie publique, il consacra quarante années de sa vie à des fonctions publiques comme capitaine de la milice bourgeoise de Crest en 1789, membre du Directoire du District de Crest en 1791, député à la Chambre des Représentants pendant les Cent Jours, adjoint au maire de Crest en 1817 et maire de Crest de 1820 à sa mort en 1829. Il épousa le 9 novembre 1795 sa cousine Jeanne Charlotte Catherine Morin et eurent trois enfants : Marie, mariée avec son cousin germain Henri Morin de Dieulefit, Joseph-Etienne mort en 1850 sans postérité et Charles.
2) Charles (1805-1874)
Il abandonne soie et ratines pour se ne plus s’occuper que de la papeterie de Blacons. Il sera conseiller municipal de Crest en 1852, maire de Crest de 1861 à 1866 et conseiller général de 1862 à 1870. Il épousa le 22 décembre 1834 Louise-Marie-Jenny Armand et eurent trois enfants : Armand, ingénieur de l’École Centrale, Gustave et Henri.
3) Henri (1837-1898)
Il fit ses études à l’Ecole Centrale des arts et manufactures, perfectionne sa connaissance des affaires à Lyon dans la banque Veuve Morin Pons et Morin, propriété de parents de la famille . Dans l’entreprise, il est fondé de pouvoir en 1862 puis seul chef en 1884. Dans la vie publique, on le trouve président de la Société de Secours Mutuels *l’Avenir’ de Crest en 1874, membre de la Chambre de commerce de Valence en 1870, conseiller municipal de Mirabel en 1888 et maire de Crest de 1892 à sa mort en 1898.
III – L’usine
Tout au long du 19e siècle, la papeterie de Blacons est citée comme la plus importante du 111 département de la Drôme.
Dans sa Statistique du Département de la Drôme, publiée en 1835, Nicolas Delacroix énumère les papeteries d’Aouste, de Ponet-Saint-Auban, de Romeyer, de Chabeuil, de Saint-Jean-en-Royans, de Rochefort-Samson et de Colonzelle mais précise que le plus considérable de ces établissements est celui de Blacons, appartenant à MM. Latune : il est dans un état de grande prospérité et lutte avantageusement, par sa beauté et la quantité de ses produits, avec les premières papeteries de France.
1) Les bâtiments
Ils constituent un ensemble original, tributaire de leur situation contre la colline et de l’arrivée de l’eau. En arrière du village, accompagné de jardins ouvriers, ce qui accentue l’aspect phalanstère du groupe, c’est un ensemble de bâtiments disparates, où se côtoient logements et ateliers.
L’ensemble, d’architecture traditionnelle, a poussé en hauteur à partir du milieu du 19e siècle. Les bâtiments les plus anciens sont au plus bas, les logements en haut. Une des particularités de l’usine et la présence de solides planchers qui ont permis l’installation de lourdes machines dans les
étages.
2) La force motrice
A chaque occasion, les dirigeants insistent sur le fait que leur papeterie de Blacons est éloignée des centres houillers et desservie par la Gervanne, un cours d’eau au débit très variable. Il auraient pu ajouter que cette eau est alors particulièrement pure, et surtout qu’elle se clarifie beaucoup plus rapidement que celle de la Drôme après une crue. Dès la fin du 18e siècle, l’industriel crestois Daly avait remarqué cette particularité et projeté de capter la Gervanne pour laver ses cotonnades. D’autre part, la prise d’eau du canal située aux Berthalais assure à l’usine Latune une chute importante, proche de 25 m.
Pour suppléer à la baisse des eaux en été, une machine à vapeur est installée en 1847. En 1905, est creusé, au départ du ruisseau de Nodon, un canal dérivé de la Drôme. Il alimente une turbine électrogène et assure l’indépendance énergétique de l’usine : l’électricité extérieure n’y entre 111 qu’en 1947.
3) Les machines
Le chiffon est la seule matière première employée. Il est traité dans des machines à cylindre, de fabrication hollandaise. La papeterie de Blacons en possède 2 en 1829, 3 en 1834 et 11 en 1852. Dès les années 1830, les Latune font l’acquisition d’une des fameuses machines à papier inventée par le français Nicolas-Louis Robert. En 1868, il n’y en a toujours que deux dans la Drôme, l’une à Chabeuil, l’autre à Blacons.
En 1837, l’historien Jules Ollivier a donné, dans l’Album du Dauphiné, une description enthousiaste de la machine à papier de Blacons :
« Approchez de cet appareil composé de mille rouages, dont la marche est si harmonieuse qu’il semble obéir à la voix d’une invisible fée, et contemplez cette pâte liquide, inconsistante, qui se meut et devient un vélin solide, sans que l’œil puisse saisir les phénomènes successifs de sa transmutation : c’est une machine à fabriquer le papier sans fin.
De vieux chiffons jetés dans une auge de pierre sont déchirés et broyés par un appareil de lames de métal tranchantes juxtaposées les unes contre les autres, qui fonctionne à l’aide d’un mouvement de rotation que lui imprime le jeu d’une puissante roue.
Réduits en pâte, ces haillons s’épurent dans un bain de chlore, se lavent à l’eau vive, et se mixtionnent, par une dernière opération, avec la colle qui doit leur donner de la cohésion.
Ainsi préparée, la pâte se verse dans deux grandes cuves, ou des agitateurs, la frappant sans cesse, empêchent qu’elle ne se condense en se précipitant.
De là, cette même pâte est amenée dans des tamis qui, par un mouvement continu d’oscillation verticale, l’épurent de toutes les parties hétérogènes dont son éclat serait terni.
Au sortir de ce dernier lavage, elle se répand en nappe liquide sur une toile métallique qui, fixée par un des bords sur une chaîne sans fin, roule sur elle-même sans discontinuité, et ne permet pas à la pâte de se déchirer en solutions. Cette toile, ourdie avec délicatesse du plus fin tissu, est agitée sans relâche de frémissements horizontaux, qui ont la propriété de donner à la pâte assez de cohésion pour qu’elle puisse ensuite s’échapper librement, et se livrer sans morcellement aux systèmes successifs de mécanisme nécessaires à sa transformation.
Libre des entraves de la toile mécanique, la pâte se jette sur un cylindre de fonte poli, qui, a son tour, la verse sur un feutre, ou elle acquiert assez de solidité pour subir les étreintes de plusieurs laminoirs cylindriques, dont la pression efface ses aspérités, exprime l’eau qui la sature encore, et la met en état de subir les dernières épreuves.
Cette pâte est devenue papier, mais avec des imperfections. Alors, des rouleaux éplucheurs, armés de lames minces et tranchantes, la saisissent et font disparaître les rugosités qui hérissent sa surface.
Mais ce papier est humide, direz-vous, et la dessiccation seule peut lui donner lentement ses propriétés constitutives. Attendez; le génie de l’artiste a tout prévu : cette feuille humide, que le temps seul en la desséchant rendrait solide, des cylindres chauffes à la vapeur avec une gradation combinée s’en emparent, se la roule de l’un à l’autre et l’abandonnent à un dévidoir, en kat de recevoir les confidences de Ia plume ou les créations du pinceau.
La parole est impuissante à reproduire les phénomènes de cet admirable chef-d’œuvre de mécanique, dont les mille rouages exigeraient une volumineuse description technologique; elle est lente surtout a peindre l’étonnante rapidité de son exécution : une minute et demie suffit à la matière pâteuse pour se glisser, en s’échappant de la cuve, au travers des nombreux artifices qui doivent la manipuler, et se convertir spontanément en velin sec, ferme et poli ».
4) Les employés
En 1867, les Latune adresse un témoignage appuyé de reconnaissance envers leurs employés :
« nous devons beaucoup de reconnaissance à nos employés, qui nous secondent depuis tant d’années avec un zèle qui ne s’est jamais démenti et qui ne se borne pas à la fabrication et à la pâte commerciale. Leur participation active à la société de secours et (‘influence de leur exemple ont puissamment contribue à la bonne harmonie qui existe entre tous… ».
A cette date, les employés sont au nombre de six, dont quatre de la même famille : Claude Filliat, contremaître depuis 46 ans, son fils Daniel, directeur de la fabrication depuis 21 ans, Cachemire Filliat, Zaccharie Filliat depuis 45 ans, Elisabeth Filliat, surveillante générale depuis 48 ans, Francois Delbeaux, teneur des livres et caissier depuis 27 ans, François Casteran, voyageur depuis 26 ans.
En 1898, les employés sont neuf. Daniel Filliat, « né dans la maison », a remplacé son père qui y avait passé 50 ans et François Delbeaux est toujours comptable, avec 50 ans de fonctions !
5) Les ouvriers
Leur nombre progresse au cours du siècle :
- 1843: 89
- 1867 :147 (37 hommes et 147 femmes)
- 1898 :190 (70 hommes et 120 femmes).
Il n’est pas sûr que figurent dans ces chiffres les apprentis, qui reçoivent « un salaire proportionné à leurs capacités », ni les « manœuvres à la journée que nous occupons en assez grand nombre » (Notice de 1867).
Les Patrons insistent sur le fait que tout leur personnel est français et qu’il se recrute principalement parmi les gens de la localité, ou de préférence par l’entrée des enfants des ouvriers de l’usine.
On voit en tout cas, l’importance des femmes, qui sont payées encore en 1898 aux pièces, alors que les hommes le sont à la journée.
Les statistiques montrent que la main d’œuvre masculine est la plus stable. En 1867, sur 37 ouvriers 17, sont dans la maison depuis plus de 20 ans et 7 depuis plus de 10 ans. Parmi les 110 ouvrières, seulement 27 sont employées depuis plus de 20 ans et 24 depuis plus de 10 ans. 59 sont chez Latune depuis moins de 10 ans, dont 39 depuis moins de 5 ans. Les patrons expliquent cette situation par la présence de « jeunes filles qui entrent à l’âge de 16 ou 17 ans et qui sortent pour se marier, un petit nombre pour être domestiques et quelques autres pour aider leur famille ».
6) La production
En 1898, la production annuelle, avec une seule machine, s’élève à 550 000 kilos de papiers de dessin, registres, lettres, impressions, écoliers supérieurs, cartons pour lithographie et bulles fins.
Faute d’énergie, les dirigeants de la papeterie ont dû modérer son développement Ils se sont surtout attachés à améliorer la rentabilité de l’entreprise et la qualité de ses produits. « Le nom de MM. Latune est l’égal, aujourd’hui, de ceux des Canson et des Montgolfier, et les beaux papiers sortis de leurs ateliers rivalisent d’éclat, de souplesse et de solidité avec ceux d’Angoulême et d’Annonay » écrivait déjà Emile Ollivier en 1937.
La qualité du papier de Blacons, utilisé entre autres par Jules Verne , est attestée par les nombreuses récompenses décernées au cours du 19e siècle :
- Paris 1813 médaille de bronze
- Paris 1834 médaille d’argent
- Paris 1839
- Valence 1839
- Paris 1844
- Paris 1849 médaille d’or
- Paris 1859 (1855) médaille d’argent (1ere classe)
- Londres 1862 médaille de bronze (Prize Médal)
- Paris 1864 Croix de la Légion d’Honneur
- Paris 1867 médaille d’argent
- Lyon 1872 médaille d’or
- Paris 1878 médaille d’argent
7) Les débouchés
En 1835, les principaux débouchés sont Nîmes, Avignon, Marseille, Grenoble, Gap, Paris et même Annonay dont les grandes fabriques, ne pouvant pas toujours répondre à la demande achètent du papier drômois et le vendent avec le leur !
A la fin du 19e siècle, les papiers de Blacons se vendent en Algérie, en exportation et principalement en France, surtout à Paris, par l’intermédiaire de la succursale installée 5 bis, Rue de la Tacherie.
Remise de la médaille du travail en 1960 : de gauche à droite, au premier rang : Marie Louise Gontier, Mme André Blache, Mme Adrien Pinet, Léone Breysse ; au second rang : Firmin Cluze, Yvonne Gagnaire, Yvonne Prudhomme, Simone Blache, Adrien Pinet, Gabriel Blache, Louis Gronlier, Jean Latune, Pierre Gourdol, Mme Jules Granon, Annie Brun, Gabriel Raillon, Paul Ferrier ; au troisième rang : Paul Chabus, Henri Blache, Jules Granon, Henri Gronlier, Emile Beranger, Gabriel Blache.
IV – Les Latune, »Patrons sociaux »
Un mémoire, rédigé sous le Second Empire, pour l’exposition universelle de 1867 par Charles, Auguste, Gustave et Henry Latune, expose avec force détails, « les progrès moraux accomplis ou à accomplir pour établir la bonne harmonie entre les chefs de l’Industrie et leurs ouvriers, au lieu d’une lutte funeste « .
Les auteurs rendent longuement hommage aux vertus commerciales et industrielles de leurs pères. Mais ils n’oublient pas non plus d’évoquer « la haute sollicitude » de « Sa majesté l’Empereur Napoléon III », dont ils se font un devoir « de seconder les vues… » !
Vingt-deux ans plus tard, sous la Troisième République, un deuxième Mémoire, rédigé pour l’exposition universelle de 1889, reprend et actualise les diverses institutions sociales dont bénéficient les ouvriers de la fabrique.
1) Les principes
Cette volonté d’établir les meilleurs rapports possibles entre patrons, ouvriers et employés, trouve sa source « dans l’idée chrétienne que tous les hommes sont frères » et dans « une sage liberté et les principes de 1789 qui en ont été l’application ».
2) Les réalisations
Selon les patrons, toutes les dispositions sont prises pour assurer la sécurité du travail. Les ateliers sont vastes, bien aérés, et tenus très proprement L’utilisation des machines est facile. Les engrenages et les pièces mobiles présentant quelques dangers sont protégés autant que possible. Les moteurs à grande vitesse sont tous arrêtés au moment du graissage.
L’usine possède sa propre pompe à incendie. Une escouade d’ouvriers exécute des manoeuvres fréquentes. D’ailleurs, en cas d’incendie, l’usine pourrait être inondée : le canal d’arrivée des eaux est à la hauteur du dernier étage.
Les Latune n’ont jamais connu le chômage technique (à l’époque on disait « les chômages »), l’entreprise ayant pris la sage précaution de se doter des principales pièces des machines en double exemplaire.
Le logement des ménages est assuré dès 1867: chacun reçoit une chambre, un lit et quelques meubles, plus un petit jardin. Les veufs ou célibataires, hommes ou femmes, logent dans des chambres communes de 3 à 5 lits « bien aérées ». L’usine leur fournit aussi le lit et un petit mobilier indispensable.
Vingt ans plus tard, les conditions sont identiques, mais une indemnité de logement est accordée aux ouvriers qui ne peuvent être logés dans la maison ou qui possèdent une habitation en propre. D’autre part, les ouvriers ont des facilités pour prendre des bains ».
Une société de secours mutuels, déjà imaginée par Joseph Latune (décédé en 1850), est fondée le 1er janvier 1852, sans l’intervention de l’état, mais avec l’encouragement du préfet. Les patrons « concourent à la rédaction des règlements généraux », versent un fonds de dotation, allouent une subvention annuelle, mais laissent la gestion de l’institution entre les mains des ouvriers.
Seul le personnel de l’usine peut en faire partie, ainsi que les apprentis, à partir de l’âge de 15 ans. Il n’est exigé ni droit d’entrée, ni retenue sur les salaires, mais il faut payer une cotisation. Elle varie suivant les années, entre 1 F et 1 F 30 par mois pour les hommes et entre 0 F 50 et 0 F 65 pour les femmes. Sous le Second Empire, le nombre d’affiliés oscille entre 150 et 155.
L’ouvrier malade reçoit 1 F par jour, et l’ouvrière 0 F 50. Tous les soins médicaux sont gratuits. Les malades sont soignés dans leur famille. De 1852 à 1860, 1120 bons de secours, représentant une somme totale de 16 734 F, sont alloués à des ouvriers malades, âgés ou infirmes.
Si un ouvrier vient à quitter l’usine, il a droit au remboursement de sa part du bénéfice réalisé par la société de secours durant le temps de son affiliation. Ce bénéfice peut encore être utilisé pour secourir les femmes en couches, atténuer « quelques misères étrangères », apporter une contribution en cas de calamité publique ou secourir les anciens ouvriers de l’usine jusqu’à leur mort
Le 11 juillet 1887, la République reconnaissante remet à Henri Latune une médaille d’argent « afin de perpétuer dans sa famille et parmi ses concitoyens le souvenir des services rendus par lui à l’institution des Sociétés de Secours Mutuel »
La caisse de retraite, jugée irréalisable en 1867 à cause du trop petit nombre d’ouvriers, est fondée quelques années plus tard grâce à une subvention des patrons. Elle est alimentée par les intérêts de ce fonds de dotation inaliénable et par un prélèvement sur l’excédent de recettes de la société de secours mutuels. En 1898, la retraite, assurée n’est encore que de 120 F par an pour les hommes et de 60 F pour les femmes.
En outre, depuis 1888, le personnel de l’usine bénéficie d’une assurance contre les accidents du travail auprès d’une compagnie, « sans frais et sans aucune retenue ».
En 1867, l’école est jugée trop onéreuse mais les enfants des ouvriers fréquentent celles d’Aouste et de Mirabel, « en sorte que tous participent aux bienfaits de l’instruction primaire et qu’à cette heure nous n’avons plus de jeunes gens illettrés ». Les plus petits, qui peuvent se passer dans la journée des soins de leur mère, sont rassemblés dans un local fourni par l’usine, sous la surveillance d’une femme préposée à cette tâche.
En 1898, la maison entretient à ses frais un asile et une école et reçoit gratuitement outre les enfants des ouvriers, ceux des familles du voisinage étrangères à l’usine. L’école réunit en moyenne 40 élèves.
Le personnel dispose encore d’une petite cantine, qui reçoit aussi les étrangers ayant des relations d’affaires avec l’usine et une société coopérative d’alimentation. Cette dernière est administrée par des délégués ouvriers. La maison fournit le local et supporte la perte de temps que les délégués consacrent au service de la société.
3) Les résultats
Toujours selon les patrons, cet effort social représente 5 % des salaires et 1/3 des bénéfices. Mais « ce sacrifice » produit d’heureux résultats.
Les ouvriers vivent dans une relative aisance. Sans avoir de salaires élevés, ils se nourrissent convenablement et quelques-uns sont même propriétaires (1867). A la fin du 19e siècle, les salaires sont généralement plus élevés que dans les autres industries locales et leurs montants représentent 20 % des produits manufacturés. Tous les ouvriers hommes reçoivent en outre, et en espèces, une prime d’ancienneté pouvant représenter le 10eme de leur salaire. Les principaux employés sont intéressés.
Une preuve que les ouvriers ne sont pas dans la gêne est bien qu’il font des économies. D’ailleurs, dès 1867, ils les confient à leurs patrons ! En 1898, la maison assure un taux de 4 % d’intérêt sur ces dépôts et fait des avances gratuites aux ouvriers qui le demandent. A cette date, La grande majorité du personnel économise et possède quelque immeuble ou des rentes.
Les employés de chez Latune respectent les règles de la moralité, grâce à « une discipline bien réglée et paternelle, et surtout l’exemple ». Les précisions données illustrent à leur manière les préoccupations puritaines et malthusiennes de l’époque. Les ménagères ont toute latitude pour vaquer à leurs travaux domestiques. Les bâtiments affectés au logement des hommes non mariés sont complètement séparés et isolés de ceux occupés par les jeunes filles et les ménages. Il n’y a pas de naissance illégitime. La moyenne des enfants par famille ne dépasse pas deux (1898).
Les ouvriers de Latune n’ont jamais fait grève au 19e siècle, affirment les patrons. « Nous n’oublierons jamais qu’en décembre 1851, époque à laquelle notre pays fut ensanglanté par la guerre civile , quoique fortement travaillés par les fauteurs de désordre, aucun d’eux n’y participa et le travail continua dans nos ateliers avec le plus grand calme et la confiance la plus réciproque ».
Les historiens confirment ces propos. Le 6 décembre, la colonne de 2 ou 300 insurgés qui descend la vallée de la Gervanne pour se rendre à Crest passe à 2 h de l’après-midi à Blacons. Costereau, l’homme de confiance des Lacune, fait fermer les portes. Sur 140 employés, la majorité était des femmes et aucun des 37 hommes ne suivit le cortège. Mais « pour éviter soit des vengeances personnelles soit des vengeances contre la fabrique », ils cessèrent le travail et se retirèrent dans leurs dortoirs. Selon le maire de Blacons, 150 à 200 de ses administrés rejoignirent les insurgés.
Les rapports personnels entre les ouvriers, les patrons et les employés sont si cordiaux qu’il n’y a pas à redouter de risque de grève, ajoute Henry Latune en 1898.
Le résultat de ces conditions de travail et de vie exceptionnelles se manifeste clairement dans l’attachement des ouvriers à l’entreprise : « Les ouvriers sont attachés à leurs devoirs, sobres et rangés; ils aiment notre maison et ne la désertent pas pour s’engager dans d’autres usines ».
Le tableau détaillé dressé en 1867 montre que sur une durée de dix ans, sur 54 ouvriers, seulement 2 ont été renvoyés pour « mauvais traitement envers leur femme », 7 sont décédés et 8 sont partis « pour des raisons naturelles » : apprentissage, ennuis de santé, entrée dans l’administration…
En 1898, les 3/4 du personnel actuel se composent des petits-fils ou des parents des ouvriers qui ont assisté à la fondation de l’usine. Le directeur, Daniel Filliat, né dans la maison, a remplacé son père qui y avait passé 50 ans et lui même y est attaché depuis 40 ans. Le comptable, François Delbeaux, a 50 ans de fonctions. 8 ouvriers sont dans la maison depuis 40 à 60 ans, 10 depuis 30 à 40 ans, 28 depuis 20 à 30 ans, 51 depuis 10 à 20 ans et 49 depuis 1 à 5 ans.
Jean et Pierre Latune poursuivront l’exploitation jusqu’à l’arrêt définitif en 1972 laissant à l’abandon un magnifique patrimoine industriel. L’entreprise S A Papeteries Latune et Cie cessera d’exister le 25 décembre 1984. Jacques Ravel, maire de Mirabel et Blacons de 1972 à 2001 fit acheter par la commune l’ensemble des bâtiments et les réhabilita de 1986 à 2000.
Extrait de la brochure » Papeterie Latune et Cie » éditée en septembre 1996 par la municipalité de Mirabel et Blacons