L’Abbaye de VALCROISSANT
Aperçu historique :
L’Abbaye Notre-Dame de Valcroissant, de l’ordre de Cîteaux, a été fondée le 11 novembre 1188 par les moines de Bonnevaux dans un site idéal pour un monastère cistercien : un cirque isolé au pied du Glandas, près de sources abondantes.
Le chanoine Chevalier a retracé l’histoire de l’Abbaye (1) qui, malgré son nom de bon augure, ne semble jamais avoir pris un développement considérable : nous savane ainsi que quatre religieux y demeuraient en 1496, cinq en 1551. En 1400 le chapitre général de l’ordre décida de lui unir le monastère de Bonlieu, proche de Montélimar
Culture du vallon, exploitation des bois, pâturage dans la montagne, devaient constituer l’essentiel de l’activité économique des religieux (2), mais nous avons perdu le cartulaire de Valcroissant. Nous avons encore moins de.renseignements sur la vie spirituelle des moines; nous savons toutefois que les Diois tenaient en haute estime la piété de Frère Jacques DARUT et qu’ils recommandèrent leur ville à ses prières durant la peste de 1485.
A partir de 1513, l’abbaye vécut sous le régime de la commende, l’abbé touchant les revenus mais ne résidant plus. Le malheur s’abattit sur la maison en 1568 : les protestants dispersèrent les moines, pillèrent, détruisirent ou usurpèrent les bâtiments. Désormais, bien que subsistât le titre abbatial, il n’y eut plus de communauté religieuse. Malgré quelques réparations, (en 1644 on élève une Chapelle dans les restes du chœur) (3) les bâtiments demeurèrent ans un état lamentable : une description de 1624 nous apprend que l’église servait d’étable. En 1791, on vendit ce qui restait comme bien national.
Parmi. ceux qui occupèrent la stalle abbatiale, citons : GIROUD, le plus anciennement connu, (1191), LANTHELME chargé en 1233 d’une enquête canonique sur St. Etienne de Die, l’évêque Jean ALLARD (1451 – 1474), le fameux janséniste. Noël de LALANE (1641 1673), BERGER de MOIDIEU de MALISSOLES (doyen du chapitre de Die et dernier abbé).
Description des bâtiments :
Marcel AUBERT, en plusieurs endroits de son grand livre sur l’Architecture cistercienne en France (4) a parlé des bâtiments de l’abbaye de Valcroissant, dont il donne un plan (5). Nous empruntons beaucoup à cet excellent ouvrage, auquel nous apportons quelques précisions et rectifications.
L’abbaye a adopté le plan classique de l’ordre de Citeaux.
L’EGLISE se situe au Nord, sur la partie la plus élevée du terrain. Sa façade regarde l’Ouest, sans doute légèrement en retrait sur le front du bâtiment des convers. Deux portes latérales s’y ouvrent avec arc en plein cintre chanfreiné, impostes à listels multiples, piédroits ornés de tores (6). Ces portes donnaient dans les bas-cotés, l’une au Sud, destinée aux convers, l’autre, au Nord, aux hôtes. On a noté la même absence de portail central aux églises cisterciennes de Silvanès, de Sénanque, et du Thoronet, trois filles de l’Abbaye de Mazan (7) : les différents chœurs de religieux devaient occuper tout le vaisseau,principal jusqu’au revers de la façade.
De la NEF et de ses deux BAS-COTES, il subsiste assez peu de choses Les murs latéraux se reconnaissent facilement à l’intérieur et à l’extérieur. Les nefs ne comprenaient sans doute que deux travées (8), longues chacune d’environ 6 Mètres, alors que leur largeur totale atteignait 18 m., proportion qui suppose un. petit.nombre de religieux.
Une PORTE mène du cloître à la dernière travée du collatéral Sud. Sous une archivolte en plein cintre (doucine) et une voussure ornée d’un tore, elle possède un tympan nu; sur le linteau à sommet cintré figure une croix. Deux corbeaux soutiennent tympan et linteau. Deux colonnes, aujourd’hui disparues, cantonnaient la porte; il en subsiste une base à terre unique débordant et deux chapiteaux dont les crochets s’épanouissent à peine. Ces détails caractérisent l’art de la fin du XII° siècle.
Du BAS-COTE SUD, il reste, à la jonction du croisillon la voûte en quart de cercle qui contrebutait le vaisseau principal (9), selon une habitude du Sud-Est qu’on retrouve à Léoncel; à Mazan à Silvacane et au Thoronet (10). Comme le montre le solin,: la toiture reposait sur les reins de la voûte. On ne sait comment était couverte la nef principale.
Nous possédons, notamment dans le grenier, des vestiges importants, de la croisée du TRANSEPT, avec les arcs d’encadrement sud et est. Une rose, percée dans le mur oriental, éclairait cette partie de l’ édifice dont la voûte n’existe plus. On reconnaît seulement deux corbeaux destinés plutôt à recevoir un doubleau surmontant la rose, ou bien des poutres, que des ogives.
La pile sud-ouest de la croisée conserve, du côté de la nef, une colonne engagée, fait qui mérite d’être noté dans le Diois. Deux chapiteaux adossés, décorés de feuilles d’eau à pointe recourbée, qui subsistent sur la terrasse devaient très certainement couronner de pareilles colonnes.
Le CHEVET de l’église suit le plan bernardin de l ‘abbaye diffusé dans l’ordre cistercien à partir de Clairvaux (11). Deux chapelles à chevet plat devaient s’ouvrir sur chaque croisillon et flanquer le chœur, lui-même limité par un mur droit. Une rose et trois fenêtres en plein cintre étaient percées dans ce mur du fond, selon une habitude cistercienne.
On reconnaît facilement la disposition du CHŒUR et du CROISILLON MÉRIDIONAL lorsqu’on se trouve à l’étage; au rez-de-chaussée les voûtes d’arêtes de l’étable ont rendu le plan plus lisible, Du dehors on jouit encore une belle vue sur le chevet. Des doubleaux soutiennent et divisent en deux travées la belle voûte. du chœur et celle plus élevée du croisillon méridional.
CHŒUR et CHAPELLES orientées, y compris celle devenue la sacristie, possèdent encore dans leur mur sud deux niches géminées qui ont dû servir de piscine liturgique ou de crédence (12). La chapelle méridionale, en outre, garde une niche rectangulaire divisée en deux par une tablette horizontale.
L’église de Valcroissant présente les traits caractéristiques de l’art méridional à la fin du XII° s. Piles et pilastres, composés (croisée) ou simples (croisillon) adoptent le plus souvent un plan à ressauts rectilignes; certains supports affectent même un plan très découpé. Le tracé brisé s’applique systématiquement aux arcs et aux voûtes, sauf à la voûte du collatéral. Tous les arcs à rouleau simple (croisillon, chœur) ou double (arcs de la croisée, grandes arcades de la nef, arc terminant le collatéral sur le transept) possèdent des arêtes vives. Un biseau s’observe à la base de piles et de pilastres comme au mur sur le cloître, biseau que l’on retrouve dans des églises romanes tardives de la région (Savel Saint Anastase de Sainte Jalle, Lemps).
Quelques traits restent propres à l’architecture cistercienne.On emploie volontiers les roses. Les doubleaux retombent au chœur, non sur des pilastres, mais sur des culots. La décoration reste non figurative, avec des chapiteaux simplement moulurés ou décorés d’éléments géométriques (13).
Au cours de la construction de l’église, on a décidé d’établir l’armarium et la sacristie.aux dépens de l’extrémité du croisillon méridional et de la chapelle correspondante; ainsi, sur une partie de la voûte de la sacristie, moins haute que celle du transept on a pu établir une tribune qui occupait le fond du croisillon méridional (14) et sur l’autre partie de la voûte en plein cintre de la sacristie, au-dessus du berceau brisé, prévu initialement pour la chapelle, on a logé une petite chambre très basse, éclairée par,une fenêtre à l’est, chambre de l’abbé ou salle du trésor (15).
Le BÂTIMENT des MOINES s’étendait à l’est du cloître dans le prolongement du croisillon méridional. Le rez-de-chaussée comprenait, à partir de l’église, armarium et sacristie, salle capitulaire, passage, escalier montant au dortoir, salle des moines.
L’ARMARIUM, lui ouvre sur le cloître par une porte tympan nu, possède de très petites dimensions (2,30..m de long et 3,80 m de large) et servait de bibliothèque. Une voûte en quart de cercle contrebute l’escalier qui mène du dortoir au croisillon méridional et dont on aperçoit le dessous.
Dans la SACRISTIE qui fait suite à l’armarium, on remarque une ouverture rectangulaire large de 0,48 m pratiquée au niveau du sol. dans le mur Nord. Cette ouverture donne sur un petit réduit très bas, large de 1,46 m et profond de 0,57 m. Il ne peut vraisemblablement s’agir d’un placard. Serait-ce une vaste piscine où l’on brûlait les cheveux des novices et les linge ayant essuyé les onctions ? Des piscines pour un pareil usage existaient dans les .chapelles des abbés (16).
LA SALLE CAPITULAIRE, selon l’habitude, ouvre largement sur le cloître. De chaque coté d’une porte en arc brisé, une profonde arcade en plein cintre abrite deux baies géminées, dont la colonnette centrale à huit pans possède un chapiteau à décor végétal. Une belle voûte d’ogives surbaissées couvre la salle; les ogives rectangulaires chanfreinées, unies par une clef de voûte ornée d’un feuillage, retombent sur des culots et remontent au début du XIII° s. (17). Trois fenêtres, deux en arc brisé et une rectangulaire, éclairent le chapitré à l’Est.
Il y a peu à dire du PASSAGE voûté en plein cintre qui mettait :le cloître en communication avec le jardin, non plus que de l’ESCALIER du dortoir, sinon que bien souvent, dans les monastères cisterciens, passage et escalier se trouvent dans l’ordre inverse (18).
LA SALLE DES MOINES se situe à l’extrémité méridionale de l’aile. Elle garde une voûte longitudinale en berceau plein cintre; à ces extrémités des consoles reçoivent la retombée des doubleaux appuyés aux murs. Dans la paroi Nord, un arc large et profond, est lancé qui porte l’escalier montant au dortoir. Une fenêtre, dont le linteau se décharge sur deux corbeaux moulurés, éclaire la salle Un appentis s’appuyait vraisemblablement contre ce mur oriental.
Le DORTOIR occupait l’étage du bâtiment des moines. Contre le mur qui limitait le croisillon méridional, on reconnaît le solin du toit, ce qui prouve que le dortoir, selon un usage répandu, n’était pas voûté; que l’on a surélevé les murs latéraux, Sans doute assez récemment, et qu’il n’existait pas une seconde rangée de fenêtres ; aucune fenêtre en tout cas, ne parait authentique dans sa forme actuelle (19). L’escalier qui vient du cloître se divise en deux volées; celui qui descendait à l’église s’amorçait sous une porte en plein cintre. On pouvait, en outre, du dortoir, accéder à la tribune du croisillon et, par un escalier pris dans l’épaisseur du mur, passer au-dessus des voûtes de la sacristie et de la chapelle orientée, sous les combles : c’était là sans doute le chemin menant au clocher de l’église (20).
L’aile méridionale des bâtiments comprenait, entre le chauffoir à l’Est et la cuisine à l’Ouest, pièces qui ont laissé peu de restes à Valcroissant, le REFECTOIRE. Ce grand vaisseau s’élevait à l’opposé de l’église dans une antithèse symbolique entre la nourriture matérielle et la nourriture spirituelle. Selon l’habitude, celui de Valcroissant se présentait perpendiculairement à la galerie du cloître contiguë.
Des doubleaux rectangulaires et chanfreinés renforçaient sa voûe en berceau brisé et délimitaient quatre travées. Ils retombaient sur des culots moulurés et à décoration florale (21) et même, malgré la défense de l’ordre, historiés (animal du type bélier, à pattes antérieures repliées; tête humaine). La décoration reste cependant discrète.
Une niche en arc brisé pratiquée dans le mur occidental de la travée sud, abritait la chaire d’où l’on faisait au cours des repas la lecture spirituelle; des corbeaux. soutenaient le devant de la tribune (22). La niche voisine proche du mur méridional, recevait l’escalier qui montait à la chaire.
Une grande rose polylobée et deux fenêtres à lancettes éclairaient le réfectoire au midi. L’arc brisé de la voûte surmontait l’extérieur de cette façade sud.
Deux niches, dans le revers de la façade septentrionale, recevaient le couvert des religieux (23), un passe-plats en arc brisé (24), pratiqué dans le mur ouest de la travée nord, communiquait avec la cuisine. La porte qui ouvre sur le cloître, ornée d’une moulure torique, ne possède pas de tympan, mais un arc trilobé la coiffe. On a largement utilisé le trilobe dans toute cette partie de l’édifice (porte du chauffoir, culot du réfectoire, linteau au-dessus de l’escalier de la chaire), qui paraît remonter au début du XIII° s.
Des peintures de l’époque gothique décoraient l’intérieur du réfectoire : enduit noir (surfaces verticales) étoiles rouges (25) sur fond blanc (voûte) rectangles ocres et sombres alternés (doubleaux), imitation d’appareil (niche de la chaire), fleurs gothiques (culots), zigzags et colonnes (entourage des fenêtres). Près de la chaire on reconnaît, gravés sur l’enduit noir, un fragment d’inscription gothique et des armes : l’écu porte une bande chargée de trois coquilles. De nombreux graffites, sans doute postérieurs, recouvrent cette partie du mur : imitation des armes précédentes, heaume, noms.
Il ne reste plus rien de l’aile occidentale réservée aux convers. Du CLOÎTRE lui-même, il ne subsiste que peu de choses à part l’emplacement. Par des corbeaux et des solins visibles sur les murs de l’église et du bâtiment des moines nous savons que les galeries étaient couvertes non d’une volte, mais d’une charpente selon l’usage de la moyenne vallée.du Rhône entre Vienne et Valence (26). Une niche visible près du sol sous les fenêtres du chapitre, pourrait appartenir à une sépulture.
Malgré destructions et transformations, les bâtiments de Valcroissant laissent une impression de robustesse et d’équilibre. Élevés entre 1188 et le début du XIII° se ils utilisent certes la croisée d’ogives, mais de façon encore limitée et sous des formes archaïques, tandis que le chapiteau. à crochets hésite à s’épanouir largement. L’esprit roman inspire encore pour une bonne part cette architecture ce qui est tout à fait normal à cotte époque dans notre région.
Henri.DESAY.
Notes
(1) L’Abbaye N.D. de Valcroissant. de l’ordre de Cîteaux, au Diocèse de Die. Valence, 1898. Ouvrage dont nous avons extrait notre aperçu historique.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bd6t5393310v/f11.item
(2) Religieux : Une charte de 1227 parle de terres cultivées et incultes de près, de bois; un acte de 1487 de bois, devès, terres et près. On a la liste des revenus de L’Abbé en 1541. L’abbé percevait les dîmes de la paroisse de La Chaudière.
(3) chapelle : Dans le mur qu’on a bâti alors pour fermer le chœur à l’Ouest, on remarque au-dessus de la. porte, un écu fascé.
(4) France : Paris 1943, 2 vol.
(5) Plan: I, p 174, fig. 57
(6) tores : H. DESAYE. L’Age cistercien dans le Drôme, Association, universitaire d’Etudes drômoises. N° 13. février 1967, p.6
(7) Mazan : M. AUBERT. Op. cit. 1, p.300
(8 ) travées : Et non trois comme le pensait E. CHEVALIER, op. oit. p.85.
(9) vaisseau : H. DESAYE. Op. cit. p.7
(10) Thoronet : M. AUBERT,op. cit. I. p.237-238
(11) Clairvaux : Père M-A. DIMIER. L’Art cistercien. Zodiaque 1962, p.67.
(12) Credence : Nous n’avons pas reconnu de trou pour un conduit sous ces niches en plein cintre ou en arc brisé. La niche de l’ouest dans deux chapelles, ne présente pas une tablette mais un étagement.
(13) géométriques : Des motifs trapézoïdaux de la pile sud-ouest de la croisée rappellent l’ornement triangulaire d’une chapelle du croisillon sud de Sénanque. (M. AUBERT, op. cit. T. p.285, fig.188).
(14) croisillon : Ibid.I.p.174
(15) trésor : Ibid. II.p.92. Un acte de 1305 mentionne la chambre de l’abbé. J. CHEVALIER. op.cit.p.14.
(16) abbés : Ibid. I, p.322.
(17) début du XIIIe : Ibid. II,p.53.
(18) ordre inverse :Ibid. II.p.37.
(19) forme actuelle : Ibid. II, p.90,n.4.
(20) église : H Ibid. I, p.302.
(21) florale : Ibid. II, p. 101. Un culot est orné de crochets qui s’épanouissent.
(22) tribune : Ibid. II, p.110
(23) couvert : Ibid. II, p.113
(24) arc brisé ; Pris pour une porte : Ibid. II,p.112
(25) étoiles rouges : Données comme bleues par le curé de Ravel dans une enquête des environs de 1673, J,CHEVALIER, op. cit…p.62 .
(26) Valence : R. DESAYE. Op. cit•. p.8.
Sources : Article paru dans le Bulletin de l’Association Universitaire d’Etudes Drômoises N° 14 de novembre 1967